Encore méconnu en France, le projet solo de Ben Chasny, Six Organs of Admittance -en référence à la conception bouddhiste des cinq sens et de l’âme- devrait gagner en notoriété avec la ferveur dont bénéficie le mouvement psych-folk anglosaxon, emmené par les No Neck Blues Band, Jackie-O Motherfucker, Vibracathedral Orchestra, Sunroof! et autres Volcano The Bear. Car avec son élégiaque Dark noontide, il y aurait comme une injustice à bouder un tel musicien et une certaine naïveté à ne voir dans cette scène qu’une bande d’olibrius gavés de préceptes zen et cramés à l’encens.
Le jeune Ben Chasny n’est pas un catéchumène tardivement entré en religion psychédélique. Depuis Wicker image, paru en 1996 sous le nom de Plague Lounge (son premier groupe), Dark noontide est son troisième album solo, successeur de Dust & chimes (Holy Mountain). Elevé à l’école du folk de Nick Drake et du fingerpicking de Leo Kottke et de John Fahey (avec qui il a fait ses débuts sur scène en solo), Ben Chasny est précédé d’une de ces réputations que seul l’underground sait créer et qui enfle à vue d’oeil depuis un concert donné lors de la 4e édition du festival de Terrastock à Seattle en 2000. Ce jour-là, comme certains Londoniens médusés assistaient vingt-trois ans plus tôt aux débuts de Marc Bolan (Dust & chimes est souvent comparé aux premiers Tyrannosaurus Rex), un parterre découvrait l’amateurisme éclairé de Ben Chasny, équipé de sa six cordes à l’accordage approximatif, vite rejoint par ses amis venus improviser à la guitare et avec toutes sortes de percussions qui leur passaient entre les mains.
En ouverture de Dark noontide, la voix sourde de Ben Chasny délivre sur Spirits abandoned une psalmodie aux accents orientaux que double une guitare acoustique. Bercé par un tambourin, ce raga monodique aux allures d’appel des sommets, évoque des crêtes que déchire l’azur. Mais par un judicieux fading, le bourdon de Regeneration vient lentement obscurcir le ciel bleu de Spirits abandoned en l’enveloppant d’un inquiétant voile de brume, qui rappelle, tant par sa texture que par les images qu’il inspire, le drone d’ouverture de l’album de HRSTA, dont le titre ne pouvait pas mieux décrire le climat qui règne alors : L’Eclat du ciel était insoutenable. Loin de s’essouffler, le bourdon de Regeneration sert de toile tendue à On returning home sur lequel des flûtes et des guitares en désaccord jouent sur des montagnes russes. Les grappes de notes se répètent comme pour mieux prendre de la hauteur puis retombent pour se fondre dans la matière sonore fournie par le drone. Après un retour dans les abysses avec le morceau-titre de l’album qui mélange drone électrique, tabla et cymbales frottées, on respire le long de la mélodie en fingerpicking de Awaken, qui évoque, le brio en moins, le plus-John-Fahey-que-moi-tu-meurs Little island walking de Jim O’Rourke (Eureka import Japon). L’on se dit alors que le jeu de Chasny est plus sobre et moins technique. Erreur, la claque musicale est pour maintenant. Toute la dextérité guitaristique de Chasny est déployée sur un solo acoustique hispanisant de sept minutes (Khidr and the fountain). Epique, époustouflant, il lui fallait une conclusion tempérée : ce sera le très Tyrannosaurus Rexien A Thousand birds, la wahwah et les clochettes en prime, chanté par un Ben Chasny lymphatique.
Droit d’entrée : six sens. Les toqués du quatre-pistes à bande seront les premiers à dire que l’âme de Dark noontide réside dans le Tascam de Chasny.