Dans un communiqué publié en début d’année sur son tumblr Wherenext, Sandwell District annonçait cesser toutes ses « transmissions audio » et liquider définitivement ses derniers stocks de vinyles. Même si le collectif britannique ne renonce pas à ses performances live stellaires et cathartiques, on ne peut s’empêcher de penser que l’arrêt de sa production discographique sonne comme la fin d’un voyage galactique ou le démantèlement d’une mission spatiale. Et rien dans ce fameux communiqué de fin du monde pour dissuader les légions d’amateurs de deep-techno de céder à la panique sinon quelques formules laconiques (« Stasis is death. See you on the other side. ») qui n’interdisent pas de se jeter du toit du Berghain.
Fondé à l’orée du troisième millénaire par les britanniques Regis (Karl O’Connor) et Function (David Summer), la marque Sandwell District perpétuait un certain classicisme techno, résolument D.I.Y. et ancré dans l’avant-garde. Un esprit qu’elle avait hérité de la maison mère Downwards, sorte de Basic Channel anglais en mode cryptique, co-fondée dans les années 90 par le même Regis et Pete Sutton a.k.a. Female. Cet esprit à la fois respectueux de la tradition et profondément dissident traversait de long en large la compilation Feed-forward, véritable manifeste offert par le collectif à l’outer-space techno du XXIe siècle. Les sonorités chères au label, celles de Regis, Female, Function et Silent Servant, y traçaient un arc tendu entre la noirceur romantique héritée des grands clubs berlinois, l’ascétisme galactique des pionniers de la Motor City, et un nihilisme prolétarien issu de l’ère post-punk, dont Daniel Miller, le patron de Mute records, apparaît rétrospectivement comme l’éminence grise. En presque dix ans d’activité, Sandwell District a en fait réussi cet exploit d’imposer depuis l’ombre, à grand coup de vrai-fausse clandestinité et de tirages ultra-limités, les tendances les plus subversives du moment en matière de techno « deep ».
Rrose ne rejoint que très tardivement le consortium britannique. De lui, on ne sait en fait pas grand chose. Dire qu’il revendique l’anonymat le plus total et qu’il aime travailler au corps une musique dangereusement fonctionnelle devrait suffire à afficher son allégeance à la marque anglaise. La discographie de Rrose consiste essentiellement en une poignée de maxis tous plus extrémistes et ténébreux qu’un discours de Ron Hubbard. Les séminaux Merchant Of Salt et Primary Evidence font déjà état de l’idéologie ultra-rigoriste à travers laquelle Rrose conçoit une musique au sound design quasi surhumain. Chacun de ses titres est animé par un souci maniaque de la fonctionnalité pure de la musique techno et une authentique fascination pour ses pouvoirs hautement psycho-actifs. Il s’agit de concevoir un titre non plus comme une simple composition prétexte à maestria, mais comme un processus fantôme qui n’a d’objet que lui-même et sa propre mutation au coeur de la machine. La musique de Rrose possède néanmoins quelque chose de sauvage, de tactile qui vient toujours subvertir cette ligne dure. Ambivalence que le producteur résume à la perfection dans un court entretient accordé à Resident Advisor : « Space and feel are all important, as well as maintaining a tension between wildness and restraint » (« l’espace et la sensation sont de la première importance, tout comme le maintien d’une tension entre sauvagerie et restriction »). Cette philosophie, que ne renieraient évidemment pas ses comparses de Sandwell District, Regis en tête, est condensée dans son unique LP, Motormouth variations, partagé avec Bob Ostertag, derrière ses claviers analogiques et poussiéreux, un des grands vétérans de la musique improvisée américaine. Sur Motormouth variations, Rrose reconfigurait entièrement les improvisations d’Ostertag sur son synthétiseur modulaire Buchla 200E – une antiquité ! – en longues dérives psycho-sensorielles éclaboussées de ténèbres. On apprécie dès lors la manière dont Rrose laisse les bidouillages rétro-futuristes de l’américain parasiter sa propre musique et en éclater le cadre rigide.
Les expériences atemporelles de Motormouth variations ont quelque chose de viral, comme si l’album lui-même était le foyer d’une contamination qui pourrait aujourd’hui, après une période d’incubation, s’étendre à toutes les productions de Rrose. Justement, celui-ci vient de lancer sa propre structure : Eaux. Une étape qui apparaît décisive vers la ramification de la marque Sandwell District. La première référence du label est un inédit de Bob Ostertag intitulé The Surgeon general et remontant à l’année 1977. Ce trip synthétique sur fond de rumeurs ferroviaires d’un autre âge, est amplement déconstruit et reconfiguré par Rrose sur deux titres qui composent la Face B du vinyle. La première, No child left behind, aurait pu apparaître sur Motormouth variations avec sa techno écartelée entre pointillisme et décadrage quand la seconde et la plus surprenante, Her insides laid bare, avec ses longues plages ambient parcourues de bleep surannés et d’arpegiators bizarroïdes, paraît tout droit sortie des expérimentations du BBC Radiophonic Workshop.
Avec Preretinal, son premier maxi à paraître sur Eaux, Rrose semble de prime abord revenir à une formule beaucoup plus musculaire et autistique en substance. 23 lashes, avec ses strates rythmiques complexes et ses nappes motorisées à exploser le crâne du nerd le plus pyscho-rigide de la galaxie, témoigne d’un rigorisme technologique confinant au monumental. Cette première face s’avère aussi chiadée qu’une pièce de musique electro-acoustique, mais aussi terriblement intuitive. 23 lashes convoque en fait tous les fondamentaux du style Sandwell District et offre à son créateur l’opportunité d’asséner une nouvelle leçon de sévérité électronique. De quoi tenir l’auditeur en respect pendant les 7 minutes que dure ce brûlot d’une densité exceptionnelle.
D’une face à l’autre, Prism guard renverse complètement la logique et brouille une nouvelle fois les pistes en dessinant des lignes de fuite éloignées des sentiers balisés. Cette seconde proposition, d’une plus grande amplitude, semble avoir un pied dans les excursions organiques et futuristes du BBC Radiophonic Workshop et un autre dans une techno pionnière et granuleuse, proche de l’ambient moléculaire des années 90. Malgré cette sorte de nostalgie des origines que la techno est parfois si prompte à distribuer, Prism guard continue de distiller un nihilisme poisseux qui a définitivement le parfum de la modernité. C’est comme si le temps de la techno avait été replié sur lui-même, distordant complètement les frontières communément admises entre le passé et le futur.
En se plongeant dans Preretinal comme dans une autre dimension, on se dit que la techno, quand elle tombe ainsi entre des mains expertes, se révèle un objet de pure contemplation, un art d’esthète qui n’en finit pas d’épuiser les ressources de l’imagination. En décontextualisant de cette manière la techno, Rrose semble rejouer un geste fondateur qui télétransporte directement à la genèse du genre. L’heure est peut-être venue d’une « révolution réactionnaire ». Comme si, pour se libérer du poids des années Sandwell District, il fallait chercher la source d’une nouvelle radicalité dans une hypothétique année 0 du mouvement. C’est le sens des allers-retours permanents de Rrose entre la tradition et la modernité la plus extrême, allers-retours qui finissent par abolir définitivement les repères spatio-temporels à l’intérieur de sa propre musique. Cette mutation était déjà en gestation dans Motormouth variations. On se dit que certaines des productions de Eaux pourraient contenir la matrice de la techno du siècle à venir. C’est sans compter que Rrose, entité post-humaine au don d’ubiquité, n’appartient définitivement pas au même univers que le nôtre mais bien à une mythologie extraterrestre, à un continuum infini de la techno.