Dès son premier album, Brand new second hand, il y a deux ans, Roots Manuva a été revêtu par les B-boys britanniques des habits du Messie. Il faut dire que la défroque était un peu rapiécée, et qu’on ne croyait plus vraiment au rap UK : après l’échec -commercial, sinon artistique- des attaques hardcore du début des années 1990 (London Posse, Gunshot), puis du hip-hop cryptique façon Alan Moore des Brotherhood de The Underdog au milieu de la décennie, on ne donnait plus cher de la peau des Mcs grand-britons. Jusqu’à, donc, ce Brand new second hand qui ouvrit les vannes à une vraie scène hip-hop, à une petite échelle mais enfin viable, et qui le prouve depuis, portée par ce catalyseur qu’est Dj Vadim et son label Big Dada.
Après ce premier succès (40 000 albums vendus), la sortie de Run come save me constitue aujourd’hui un moment important pour Rodney Hylton Smith, aka Roots Manuva : sera-t-il le premier rappeur anglais à réussir -commercialement et artistiquement- deux albums ? Affirmatif. Roots Manuva se montre parfaitement maître de sa technique, lorgnant sur ses cousins du Nouveau Monde (Kutmasta Kurt, The Automator, Premier, RZA pour les beats, KRS-One ou Redman pour le flow) sans jamais les copier, sûr de ses coups et de son style.
Dès l’introduction, on comprend que l’on n’est pas à Shaolin sur l’Hudson ou à Long Beach, mais ailleurs: No Strings…, une minute de musique instrumentale façon chute de B.O. made in HK, là où un RZA n’en aurait gardé que dix secondes. A la fin, un sample vocal laissant penser que l’auteur n’ignore pas ce que balearic veut dire (pareillement, Sinny sin sins, 12 morceaux plus loin, aurait pu faire en instru un bon deuxième morceau de face B pour un maxi made in Madchester’90). Les choses évoluent ensuite sur une ligne équidistante entre l’efficacité électronique de Deltron 3030, les beats crépusculaires de Gamma (trop discrète sortie de Big Dada l’automne dernier) et le prophétisme du premier Jeru The Damaja. Witness (one hope), le premier single, martèle son refrain sur une basse acid aux accents spatiaux rappelant le bon Dr Octagon, et s’enchaîne sur un Join the dots au loop classique en diable. Ital visions, avec ses nappes et son breakbeat haletant frappe par sa puissance glaciale. Basses, synthé, écho : Lee Perry n’est pas loin, et son ombre passe même tout entière sur Dub styles un peu plus loin, Roots Manuva appréciant également, tout comme l’Upsetter en chef, les comptines enfumées (Kicking the cack, Highest grade). Mais, au-delà de Witness (one hope), cet album serait presque banal si on n’y trouvait pas non plus de pures performances de hip-hop, comme Stone the crows et son chœur martial, ou Swords in the dirt, plus Jeru que GZA malgré son titre.
Roots Manuva parvient à tenir cet équilibre, particulièrement difficile pour les producteurs de hip-hop anglais, entre leur désir d’innovation et la nécessité d’être efficaces : soit on expérimente, et on court le risque de tomber dans l’abscons pour l’auditeur moyen (voir Autechre, dont on oublie trop souvent tout ce que la musique doit au hip-hop), soit on se calque strictement et sans honte sur l’esthétique américaine sans chercher à inventer (voir l’album des Nextmen, sorti l’an dernier). Roots Manuva arrive au contraire à jongler avec ces deux tendances d’un morceau à l’autre, parfois au sein d’un même morceau, avec suffisamment d’adresse pour les faire se nourrir l’une de l’autre sans s’annihiler. Une vraie réussite.