Cyniques, décadents, passez votre chemin ; ce disque n’est pas pour vous. Schumann est un compositeur qu’il faut absolument replacer au cœur d’une sensibilité. Sans une compréhension profonde de l’ »âme » romantique, il est impossible de pénétrer l’univers musical de ce compositeur. Schumann est peut-être celui qui a ainsi porté le plus haut les aspirations au nouveau : son destin est à lui seul un refus de l’inexorable, sans cesse en quête d’infini. C’est peu dire que sa musique sonde chaque recoin de l’âme, lui donnant alors un visage multiple. Sa musique est un jeu de masques : n’a-t-il pas écrit un Carnaval ?
Ses lieder sonnent aussi comme des manifestes du romantisme : l’union de la poésie et de la musique y est accomplie, union qui pourrait être symbolisée par l’exceptionnelle unité du jeu chant-piano. Schumann avait longtemps hésité à « devenir » poète avant de se consacrer à la musique. Est-ce si éloigné ? A l’écoute de ses lieder, on peut en douter : on y atteint « les bornes du langage » (Moritz).
En effet, les lieder deviennent de véritables moments dramatiques, où les inflexions psychologiques (le grand mot est lâché) s’unissent aux inflexions musicales. Mais ce qui est exemplaire chez Schumann, c’est également sa variété d’écriture, sa diversité d’inspirations, qui donnent l’impression d’une liberté, d’un total affranchissement de la forme : Goethe, Heine, mais aussi d’illustres inconnus inspirent sa musique. Schumann n’y cherche pas du sens, ou du moins pas uniquement, mais un rythme, une individualité poétique. Ici, ces deux recueils sont des lieder qui empruntent aux poésies d’Eichendorff (op. 39) et de Kerner (op. 35).
La poésie d’Eichendorff déploie une puissance d’autant plus forte qu’elle semble simple. Elle privilégie la nature et c’est bien dans cette attraction indicible vers l’univers originel que semble nous porter Schumann : délicatesse, chuchotement, irréalité -presque. A juste titre, il s’agit d’un des recueils les plus connus ; Schumann le composa au retour d’un voyage idyllique avec Clara. Il était plein d’allégresse, plein d’amour. La poésie de Kerner semble en revanche en décalage par rapport au bonheur nouveau du mariage. Ici, tout semble baigner dans une atmosphère de tristesse, de solitude, d’intériorité. C’est aussi cela le romantisme.
Matthias Goerne, élève de Fischer-Dieskau (qui avait enregistré l’intégrale des quelques 248 lieder), de Schwartzkopf, est un chanteur séduisant, et qui connaît une ascension assez rapide dans le milieu des chanteurs de lieder (il chante aussi en opéra) : sa pudeur, son honnêteté inspirent le respect. Il ne tombe ni dans une quelconque préciosité ou mièvrerie, ni dans un besoin d’extériorité excessive. Il privilégie certes un raffinement, mais il le fait avec tant de sincérité ; sa voix chaude est un enchantement. Tout respire la paix. Cela pourrait presque avoir des vertus thérapeutiques. Sa diction, ses phrasés souvent amples, sa fantaisie aussi sont de très grandes qualités. Tout est plutôt affaire de suggestion, non de déclamation. Les choses sont dites comme en confidence. Accompagné avec intelligence par Eric Schneider, spécialisé dans le lied, tout respire la perfection. Un moment de finesse dans un monde de brutes !