Puissance, précision, émotion : Ricky Ford compte sans doute parmi les plus grands ténors contemporains, même si son itinéraire, pourtant remarquable, ne l’a pas encore tout à fait porté à la notoriété qu’il mérite assurément. Deux ans après Balaena, en quartet avec George Cables, Cecil McBee et Ed Thigpen, c’est au Sunside, à Paris, qu’il a enregistré ces huit Songs for (his) mother dans une formation étoffée qui vient rappeler son goût pour les ensembles larges, jusqu’aux big bands. Un écho, peut-être, d’un début de carrière dans l’Orchestre du Conservatoire de Boston (où il est né en mars 1954), sous la direction du pianiste Jaki Byard, lequel le présente à un Charles Mingus tellement confiant dans les qualités du jeune homme qu’il lui propose presqu’aussitôt une place dans son orchestre. Ford préférera toutefois parfaire sa formation aux côtés du clarinettiste Joe Allan puis de Ran Blake, Gunther Schuller et, enfin, d’un George Russel qui lui donnera le goût de l’arrangement.
Au sein de l’orchestre de Duke Ellington, où il succède à Paul Gonsalves (poste honorable s’il en est), puis, enfin, avec Mingus (76-78), il révèle un jeu volubile, puissant et généreux, inscrit dans une ligne hard bop de la meilleure tradition et, plus généralement, dans une histoire du jazz dont il sait combien les racines plongent dans le blues. McCoy Tyner, Mal Waldron ou Lionel Hampton profiteront de son talent avant qu’il ne monte ses propres formations, du quartet au septet, et y mette à profit une science de l’écriture sophistiquée et originale. On en vérifiera la qualité tout au long de ce nouvel album où l’on retrouvera des thèmes familiers de son répertoire (Pie crust ou Blues a hoy, déjà là dans le précédent album) dans des arrangements pour un sextet américano-européen de haute tenue : Bobby Few (piano), Jean-Michel Couchet (alto), Frédéric Burgazzi (trombone), Emmanuel Gimmonprez (contrebasse) et le toujours bruissant et irréprochable Philippe Soirat (batterie). Entraînés par le feu crépitant et le son rugueux d’un leader prompt à instaurer un climat d’émulation, presque de performance (au meilleur sens du terme), tous offrent un jeu physique et jubilatoire dans tous ses tons, de la ballade à l’envolée de combustion collective, de la « rollinsonnade » (l’entraînant Encore) au hard bop le plus irrésistiblement swingant. Sous chacune de ces huit Songs courent les ombres tutélaires d’un Ellington, d’un Mingus ou d’un Coleman Hawkins (surnommé « Bean » -le haricot- et salué par Ford dans une reprise d’Ellington, Self portrait of the bean) et, plus profondément encore, ce qui les réunit tous et les anime : le blues.