Evan Parker, l’une des figures tutélaires du free jazz européen, aujourd’hui métamorphosé en « musique improvisée », a rencontré une première fois Richard Nunns dans les années 80 au cours d’une tournée en Nouvelle Zélande. Il ne fut pas question de musique. Quinze ans plus tard, en 1999, invitation est faite au saxophoniste britannique d’enregistrer avec l’un des meilleurs connaisseurs des instruments traditionnels maoris. Entre-temps, Parker a étendu ses collaborations à des dialogues avec des musiciens d’ailleurs : Sainkho Namtchylak (Tuva), Jin Hi Kim (Corée) Thebe Lipere (Afrique du Sud) ou Carlo Mariani (Sardaigne), tentant chaque fois de placer sa propre voix, unique au soprano, en regard du chant de gorge ou du komungo des unes, des rhombes ou des launeddas des autres. Jamais il ne fut question de s’introduire par effraction dans une aire traditionnelle, car l’usage fait de ces instruments était lui-même ouvert, refondu dans l’improvisation. De son côté, les nombreuses collaborations de Nunns avec des improvisateurs, des compositeurs néo-zélandais, ou des musiciens maoris le disposaient à cette rencontre, voulue par lui et longuement mûrie.
Petite flûte en os à trois trous (boneka), ou double, à embouchure « mâle » ou « femelle » (putori), éclats de bois chantants ou gourde en terre : la plupart de ces instruments très simples et fort énigmatiques ne permettent que de menues variations, ne produisent qu’à peine deux ou trois notes, parfois une seule. Richard Nunns met en espace ces brindilles sonores de sorte à décrire une aire sacrée dans laquelle Parker s’infiltre sur la pointe du souffle, tenant un filet de son, adaptant sans relâche sa sonorité aux matités de la trompette de bois, à la rumeur d’une rhombe ; d’un coup de langue à son anche de roseau, il ramène une lutherie sophistiquée à sa lointaine origine organologique, en phase avec la percussion discrète tirée d’une mâchoire de baleine. Tout en retenue, celui qui s’est créé un univers de polyphonie solitaire et monumentale, hérissée de gerbes d’harmoniques, se contient ici dans un registre extraordinairement ténu. Tapotements de tampons de feutre glissés sous le son sec et clair de percussions d’argile ; mélodie hypnotique tressée sur quelques notes, si proche tout à coup des mantras d’un Lacy, enrobant le son troublant d’un hybride de flûte et de trompette en bois de matai auquel se mêle la voix du musicien : Parker et Nunns tiennent une conversation d’oiseaux ou d’arbres, effacés derrière le moindre sifflement, le plus faible émoi sonore de matières opaques. Car ces instruments maoris ne sont pas faits pour l’éclat, le tumulte ou le branle-bas. De bois, d’os ou de terre, jamais de métal, leurs limites forcent à l’économie, passent le mors à la virtuosité, exigent de l’esprit qu’il renonce à l’éloquence, ramènent le discours à ses énoncés les plus sobres. Certes, mais ils interdisent aussi bien l’expédient d’un hiératisme hautain, noble et précieux : ils sont humbles. Ils ne se laissent pas magnifier aisément. Impasse donc sur les deux tentations d’Occident.
Lorsqu’à la fin éclatent des applaudissements, il nous semble avoir fait un long, très long voyage. Le résultat est à la mesure du défi, et si la musique ne séduit pas d’emblée, elle fascine à coup sûr, aiguise l’écoute et la dirige vers une source plus archaïque et plus essentielle où ces critères n’ont plus cours. Reste une force, une pénétration calmes, une ascèse heureuse.
Richard Nunns (instruments maoris), Evan Parker (saxophone soprano). Liveau International Jazz Festival de Wellington (Nouvelle Zélande), 21/10/1999
Ecouter aussi : Evan Parker/ Sainkho Namtchylak, « Mars song » (Victo VIC 42/ Orkhêstra) ; Evan Parker with Jin Hi Kim, George Lewis, Thebe Lipere, Carlo Mariani, Sainkho namtchylak, Walter Prati, Marco Vecchi et Motoharu Yoshizawa, « Synergetics-Phonomanie III » (Leo records CD LR 239 / Orkhêstra).