Alors que se préparent dans les couloirs du label un second opus de Quasimoto, alias gonflé à l’hélium du rappeur et producteur Madlib, ainsi qu’un second album de Lootpack (les précédents datant respectivement de 2001 et 1999), Stones Throw Records, fondé en 1996 par Peanut Butter Wolf réédite ses plus parfaits trésors, histoire de rappeler qu’en dépit du marasme sonique dans lequel plonge l’underground américain, le label a su sauver sa mise à travers une ligne artistique ouverte et pointilleuse pour devenir un des labels les plus excitants de ces dernières années. A l’heure ou la plupart des indés, de Definitive Jux à Battle Axe, s’essoufflent face à un mainstream jouissif qui parvient à allier electro de pointe et compulsions rythmiques inédites (de Lil’ Jon à David Banner ou Ludacris), Stones Throw reste ainsi dans la course. Les rééditions concernent pour l’heure quatre opus majeurs : le premier album de Lootpack, qui vit éclore en 1999 l’artificier Madlib, l’excellente compilation de vieux funk signée par la tête chercheuse Dj Egon, la compilation de 45 tours chère à Peanut et le premier opus de Yesterday’s New Quintet. L’opération augmente chaque opus d’un second CD compilant mix, raretés ou inédits.
Résultat d’un road-trip fascinant dans lequel Dj Egon embarquait son patron Peanut à la recherche d’un funk oublié, la compilation Funky 16 corners est parfaitement représentative de l’idéal qui habite le label. Ressuscitant la grâce primaire d’un funk rural qu’il est parti chercher sur les routes de la vieille Amérique, Egon rend ainsi gloire à des papys funky que l’histoire laissa de côté pour des question de promotion ou de configuration du marché d’alors. Entre ces titres des Highlighters (que le label a depuis signé), Soul Seven, James Reese ou du Kashmere Stage Band, renaît la frénésie rythmique d’un funk gorgé de heavy-soul et coupé au craquement vinylique, résultat d’une recherche soigneusement consignée, photos et commentaires à l’appui, dans une superbe pochette. Fouineur superbe, Egon augmente le tout d’un mix sur lequel J-Rocc, Madlib et Cut Chemist samplent avec la frénésie d’un producteur des années 80 les beats, cocottes et basses de ses trouvailles (dont une partie est une variation du maxi In the rain de Cut Chemist & Madlib).
Plus proche des préoccupations quotidiennes de la planète rapologique, le premier album de Loootpack, Soundpieces : Da antidote, a placé en 1999 la localité d’Oxnard sur la carte du rap américain. Effrayée ou fascinée, la nation hip-hop dans son ensemble a réagi à ce disque étonnant pétri d’un rap chaotique, habité par les craquements de SP-1200 et traversé de samples abîmés, sur lesquels se posent les contes distendus et pétés de phases off-beat des narrateurs Madlib et Wildchild. Cisaillé par les scratch désinvoltes du gros Dj Romes, Soundpieces est un album essentiel, une des expériences les plus intéressantes du rap d’alors, alliant techniques rapologiques brisées et expérimentations lo-fi. Réédité ici avec les versions instrumentales qui révèleront à ceux qui ont préféré se boucher les oreilles la puissance musicale de Madlib.
Débusqué dans l’Est européen par Madlib, Yesterday’s New Quintet est un groupe de jazz qui, selon la légende, a toujours refusé tout interview, concert ou conférence de presse. Mais lorsque Peanut, qui souhaitait le signer, ordonne de réunir tout le monde pour un séance photo, Madlib, gêné, explique que le groupe n’a jamais existé, qu’il n’est qu’un alias de plus sorti de son cerveau enfumé. Peu importe. Peanut le renvoie en studio et sort le disque. Angles without edges, malgré tout, reste une facétie de producteur qui hésite entre un jazz de cocktail saupoudré d’orgue et un funk repeint d’electro discrète.
La compilation Jukebox 45’s mérite en revanche qu’on s’y attarde, en ce qu’elle renferme l’essence de ce label iconoclaste. Contenant 22 des 28 références de la série de 45 tours initiée par Peanut, elle navigue avec légèreté entre le rap cassé de Lootpack, le funk progressif de Stark Reality, les vocalises baba-soul de Dudley Perkins (Declaime), le funk des Highlighters et le foutoir orchestré par les différents alias de Madlib. Planqués sous de superbes pochettes dessinées par Jeff Jank (que l’on ne retrouve malheureusement qu’en patchwork sur la pochette), ces pépites que les inconditionnels du label s’arrachent dans le monde entier (et qui ont au passage plombé les finances du label), se retrouvent ici compilés dans leur quasi-intégralité.
A l’heure ou la plupart des labels indés, si underground soient-ils, crachent un RJD2 de service, diluant leurs identités dans de pâles compromis, l’ouverture artistique semble permettre à Peanut de n’avoir à réclamer aucun compromis à ses artistes. Rajoutons à ces sorties iconoclastes le projet The Third unheard, compilation ultra-spécialisée de titres de la scène rap du Connecticut du début des années 80, un album de Oh No ou encore Big shots, un opus enregistré au début des années 90 par Peanut et son ami Charizma, décédé quelques temps plus tard dans des circonstances sordides. En 1996, c’est le fantôme de ce Charizma qui poussait Peanut à fonder Stones Throw pour sortir le maxi posthume (My world premiere). Sous-tendu par un amour sans bornes pour l’expression musicale, Stones Throw est un label à la croisée des chemins et des publics, alliant soul, funk, rap et jazz en un fumet odorant. Un label sérieux dont chaque sortie est un joyau, une perle que l’on écoute en secret, un support à travers lequel passent les visions de quelques irréductibles qui préfèrent perdre la partie plutôt que lâcher prise, capables de risquer leur stabilité financière pour faire entendre au monde quelques notes d’une musique qui les a émerveillé.