Quatrième album solo du guitariste américain en trois décennies (après Diary, Solo Concert et Ana), Anthem lui permet de célébrer, outre son soixantième anniversaire, trente années de collaboration avec le label munichois ECM, auprès duquel il s’était engagé après avoir ébloui Manfred Eicher sur la scène du Space, une église restaurée de New York. Ce contexte qu’il connaît donc bien lui permet, en dix compositions originales et deux reprises (le Good Bye, Pork-Pie Hat de Mingus en conclusion et le splendide Gloria’s Step du légendaire contrebassiste de Bill Evans, Scott LaFaro), de déployer un immense savoir-faire harmonique et rythmique qui, hors de la sphère des traditions de la guitare jazz et du swing, l’inscrit dans une ligne musicale originale où s’expriment les influences classique (il a longtemps étudié la composition sérielle et l’œuvre de Stravinski), brésilienne et moderne. Exceptionnellement raffinées, ces pièces d’orfèvrerie guitaristique laissent transparaître, tout talent d’improvisateur mis à part, un souci aigu de la composition et de l’équilibre, magnifié par un travail de tous les instants sur la démultiplication des voix.
Par l’entrelacement systématique des parties basses et mélodiques avec un jeu rythmique évoquant volontiers la cymbale, Towner produit l’effet, particulièrement saisissant à la guitare à douze cordes, d’une omniprésence pareille à celle d’un véritable ensemble de musiciens ; passant sans cesse de l’une à l’autre en jouant des résonances et des harmoniques, il modèle de front, avec une vélocité éblouissante, une multiplicité de couches musicales superposées ou imbriquées dans des atmosphères d’une étonnante richesse. En permanence relancées et retravaillées, ces lignes entrecroisées génèrent un réseau d’une parfaite fluidité, ouvert à toutes les nuances et orientations. L’hypnose et l’abandon méditatif volontiers suscités par la profusion harmonique des atmosphères qu’excelle à installer le guitariste américain n’en restent pas moins toujours contrariés par un fourmillement d’idées décalées et d’inserts provocateurs, ligne mélodique soudainement déviante ou motif imprévu qui détournent le cours de ses petites histoires et maintiennent une tension constante. Avec eux sont évités les écueils de la joliesse et du repos monochrome sur deux ou trois ritournelles exploitées à l’envi : la variété des tons et les qualités de l’interprétation ne se départissent jamais ici d’une attention permanente portée à l’écriture, Towner trouvant admirablement sa voie entre la beauté intrinsèque souvent tranchante de ses propres compositions et l’attrait indéniablement séduisant de dérives improvisées nécessairement plus faciles, pour lui comme pour nous.