« Ambient Music (…) must be as ignorable as it is interesting ». Ces mots célèbres de Brian Eno, Rafael Toral les avait peut-être déjà conservés dans un coin de sa mémoire, au moment de la gestation entre 1984 et 1986 de ses premiers travaux ambient. L’écoute de son dernier album, paru sur le label allemand Tomlab, pourrait en fournir la preuve. Early works réunit en effet six pièces pour guitare composées par le prodige portugais entre 1987 et 1990, soit près de quatre ans avant la sortie de son premier album solo (Soul mind soul body, Ananana, 1994, réédité sur Moikai, 1999). A la manière d’un tableau abstrait où chacun, selon la distance à laquelle il se trouve, découvrirait différentes clés de compréhension, Early works joue, fidèle aux préceptes de Brian Eno, sur les différentes nuances de perception de la musique (de l’écoute attentive à l’écoute flottante). Une « peinture de temps » en somme.
De facture naturellement plus rudimentaire que ses derniers travaux (notamment le magnifique Violence of discovery, calm of acceptance sur Touch, 2001), les six morceaux d’Early works retracent les contours encore hésitants de l’univers sonore du musicien, abreuvé d’Alvin Lucier, de John Cage, de Nuno Rebelo, de Sonic Youth, et bientôt sous l’emprise du guitarmageddon de Kevin Shields. Contours hésitants peut-être mais déjà posés. Car, comme le suggèrent les notes du livret de l’album, les prolégomènes de l’esthétique musicale de Rafael Toral étaient bel et bien à l’oeuvre depuis ces tout premiers enregistrements analogiques : volonté d’explorer toutes les ressources de la guitare, approche fondée sur le son et non la mélodie (d’où ressort une conception de son instrument fétiche comme « générateur de sons »).
A, B2, C, B1 et A VIII sont cinq morceaux à base de drones de tonalité plutôt sourde dans les graves (A, B2), glaciales dans les aigus (B1, dont la texture sonore me rappelle 5th symphony, 1st movement de Glenn Branca). Au-dessus des masses liquéfiées de guitares, crépitent comme des flammèches, des sonorités vibratiles et inquiétantes. Parfois, des cerceaux de notes, échappés des masses grondantes, s’ouvrent et libèrent leur matière tournoyante qui vient se fondre dans les drones, comme la résolution de tensions en harmonies apaisées (B2). Sand precision relate quant à lui un autre aspect du jeu de Toral : cordes pincées, étouffées, caressées, frottées ou frappées au moyen de divers objets, notes suspendues, courtes, harmoniques…. Sand precision se révèle ainsi être un long monologue pour guitare électrique, reposant sur la rencontre fortuite de sonorités dissonantes et de textures contraires. Suggestif, le morceau avance selon des rythmes variables, des éclairs de beauté déchirant parfois le ciel étrange qu’il a construit.
En éditant Early works, Tomlab prend le risque de ne s’adresser qu’aux aficionados du guitariste portugais. Seulement, parce qu’il est plus qu’une anecdote discographique, en fait le véritable manifeste musical d’un artiste majeur de ces dix dernières années, cet album devrait aiguiser la curiosité de mélomanes friands tant de flux sonores que d’improvisation guitaristique.