Quatorze ans après son premier album, le fondateur Only built 4 cuban linx, qui dépouillait les hustlers du coin de la rue de leurs doudounes et Timberland pour les rhabiller avec les costumes des gangsters du grand écran, Raekwon « le Chef » en propose la suite : même titre, même pochette (juste filtrée purple comme ces versions chopped & screwed allongées de syrup des albums du Dirty South, en souvenir de l’emballage teinté de violet du disque originel), et quasiment même casting (Ghostface Killah en partner in rhyme n°1, la famille du Wu-Tang presque au complet, plus quelques guests à la saveur bien new-yorkaise, de Slick Rick à Jadakiss). Il faut bien le dire : depuis que ce projet était annoncé (c’est-à-dire depuis trois ou quatre ans), on frémissait. Mais pas d’excitation : de peur. De peur qu’il ne s’agisse que du geste désespérant d’un artiste au bout du rouleau, tout juste capable de ternir par ce geste paresseux l’aura en Cinémascope d’un des grands disques du rap des années 1990. Et à dire vrai, ces derniers temps, c’était encore pire : plus la date de sortie de l’album était repoussée, moins on avait peur, car plus on s’en foutait.
Sauf que, enfin découvert, Only built 4 cuban linx part II confirme ce que ses premiers extraits sortis cet été laissaient déjà deviner : cette suite n’a certes pas l’ampleur crépusculaire du Parrain II, mais elle n’est pas non plus Le Parrain III ; elle serait plutôt à ranger aux côtés de ces films de mafia du milieu des années 1990, Carlito’s way ou Donnie Brasco, c’est-à-dire comme une remarquable démonstration d’habileté dans un genre bien balisé, par l’un de ses maîtres fondateurs. Pas de surprise (sinon celle de ne pas être déçu), pas d’auto-réinvention à la Dre / Chronic 2001, juste le job, solide, réjouissant, carré comme un épisode des Sopranos.
Et il y a là-dedans largement plus pour satisfaire le public du Wu-Tang Clan que sur cet autre dérivé récent de la matrice au W, le bref Wu chamber music sorti cet été, qui est aux albums du Clan ce que les compilations « Music inspired by… » sont aux bandes originales de films. Alors que Only built 4 cuban linx part II aligne d’emblée l’un des meilleurs morceaux à nous parvenir de la galaxie Wu-Tang depuis longtemps : House of the flying daggers, dont la boucle martiale signée J Dilla claque aussi fort que le titre, référence au film de Zhang Yimou de 2004, qui se voulait lui aussi la recréation d’un genre ancien (et tout aussi généreux en violence stylisée). Et immédiatement, on se met à hocher la tête, tandis que Raekwon, Inspectah Deck, GZA, Ghostface Killah et Method Man débitent leurs rimes meurtrières comme on coupe des membres à la chaîne dans une mêlée de cinéma virevoltante et barbare. Sang et cervelle giclent dans les mots comme dans le cartoon approximatif qui sert de clip au morceau, et l’on se dit que les choses ne pouvaient pas mieux commencer.
Et elles tiendront (presque) jusqu’au bout : affichant 22 titres dans son chargeur, Only built 4 cuban linx part II est forcément un peu usant mais, alors qu’il compte 13 producteurs différents, là où le premier Only built 4 cuban linx était tout entier dominé par la vision d’un RZA en plein trip John Woo, le disque surprend par sa cohérence générale. Et ce n’est pas (seulement) parce qu’il est truffé de samples de dialogues de kung-fu (ou de The Killer), qui réjouissent toujours le fan mais ne font pas en eux-mêmes de grands morceaux : Raekwon, manifestement, a privilégié la fidélité à l’esprit sombre de son premier disque, et il a évité toutes les facilités qui auraient pu ruiner la continuité entre les deux disques – une production de Kanye West, un coup de griffe à Auto-Tune ou à Soulja Boy, un beef avec un rapper bien moins talentueux que lui (ou avec Rick Ross ou 50 Cent).
Au lieu de cela, il fait ce qu’il fait de mieux : prendre les auditeurs à la gorge et les tenir fermement dans les barbelés de ses paroles ésotériques pendant que les beats les caressent ou les cisaillent, avant de laisser ses potes finir le travail d’une rime bien placée. Les histoires sordides s’enchaînent, le pyrex chauffe sous la flamme, on empaquète le crack, on le vend, on gère les conséquences ; les valises de billets passent de main en main, des coups de feu claquent, des têtes explosent, les flics débarquent, sirènes, chiens, coups, fin de l’histoire. Ou pas. Parce que c’est toujours la même histoire qui recommence : la pauvreté ronge toujours le quartier, le paquet de Newport est à 7,5 dollars, et, putain, qui a inventé Noël, qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire quand on n’a pas un rond (Cold outside) ? Alors on se réfugie dans les souvenirs, on revoit sa jeunesse, un sweat Fila sur les épaules, une paire de Clarks Wallabies aux pieds, les soirées au Latin Quarter, l’après-midi sur Canal street (pour dévaliser les vitrines), et on repense à ceux qui ne sont plus là, aux coups qu’on a tirés, aux bagnoles qu’on a conduites. Et on rêve aux montagnes autour du temple de Shaolin, au milieu des blocs de Staten Island où l’on se gèle, quand la pluie se change en glace. Il y a tout ça dans les paroles de Raekwon et de ses guests. Tout ça et rien que ça : la dureté et l’éclat du diamant noir du Wu-Tang Clan, dans un chaos d’anglais que l’on déchiffre à grand peine – celui qui affirme avoir compris tout ce que Raekwon raconte ici est un menteur ; ou Ghostface Killah.
Alignant autant de food stamps que de biftons quand Jaÿ-Z regarde le monde du haut de son Empire state of mind sur Blueprint 3, Only built 4 cuban linx part II semble sortir d’un univers alternatif où Internet, l’économie débile des sonneries de portables et le Dirty South – bref, tout ce qui fait ce que le hip-hop est devenu ces dix dernières années – n’existeraient pas. Raekwon ne se fantasme pas en super-gangsta body-buildé façon 50 Cent, il reste à ras de terre, sur ces trottoirs défoncés de New York où, il y a quinze ans, les soldiers de Only built 4 cuban linx rêvaient à Chow Yun-Fat : Only built 4 cuban linx part II est donc lui aussi un disque à ranger dans le rayon « cocaïne » de votre discothèque, à côté des mixtapes de The Clipse et de Young Jeezy. Et, fidèle à son surnom, Raekwon « le Chef » s’y montre encore dans sa cuisine, en train de débiter sa came comme un bûcheron (Baggin crack) tout en délivrant ses recettes pour bien préparer la marchandise (Pyrex vision).
Tout est là, comme en 1995, et pourtant Only built 4 cuban linx part II est un album d’aujourd’hui. Sauf que son hip-hop n’est pas cette musique naïve et adolescente qui sautille en rythme et se mouche dans des dollars comme Soulja Boy au début de son clip de Turn my swag on ; c’est un hip-hop d’adultes, fait par des types de 40 ans qui ne veulent pas se faire passer pour des mômes, ou pour des demi-dieux ; des types qui ont vu leurs amis mourir (extraordinaire Ason Jones, hommage fraternel et bouleversant de Raekwon à Ol’ Dirty Bastard), partir en prison, en revenir, ou y rester (et y pourrir loin de leurs enfants, comme le rappe avec force Beanie Siegel sur Have mercy), qui essayent de s’élever au-dessus de toute cette merde, mais baisent quand même la copine enceinte de leur fils, « just to show you she’s the easiest bitch » (Ghostface, sur Gihad). Des types qui sont « what these kids is killing to be / But I don’t want my children to be » (Method Man, sur New Wu).
Et la grande réussite de l’album est que Raekwon a su trouver les musiques qui iraient avec son univers claustrophobe et mature, sans recréer artificiellement la Shaolin soul de RZA, ni singer les sonorités synthétiques actuelles. Quasiment toute la première partie de l’album est impressionnante : avec ses nappes spongieuses, ses coups de feu et ses sirènes, Pete Rock donne à Sonny’s missing un écrin étouffant à la mesure de ses paroles sanglantes ; un Marley Marl tout en laid-back et bruits de bulles accompagne les confidences du Chef sur Pyrex vision ; les cuivres lancinants de Cold outside (signés Icewater Productions) réinventent le lyrisme baroque des B.O. de Tarantino pour l’un des morceaux les plus poignants de l’album, avec un Ghostface en Walker Evans de la misère 2009 ; après Black Mozart aux résonnances très Ghost dog, RZA ressuscite quant à lui les sons clairs du Golden Age sur l’aérien New Wu, quand Erick Sermon habille Baggin crack tout de rondeur métronomique. Quant à J Dilla, outre House of flying daggers, il est présent sur l’album avec deux autres productions du même niveau, mais aux ambiances radicalement opposées (10 bricks, syncopé et minimaliste, Ason Jones, tout en cordes mélancoliques).
Hormis ces deux titres, la deuxième partie de l’album est musicalement moins remarquable. RZA s’y montre peu inspiré sur Fat lady sings, l’interpolation du We will rock you de Queen (We will rob you, produit par Karim) s’avère rapidement aussi agaçante que son modèle, et le Mean streets d’Allah Mathematics est sans intérêt. Ce qui n’est pas le cas des deux titres de Dr. Dre (souvenirs du temps où Raekwon devait sortir Only built 4 cuban linx part II sur Aftermath), Catalina et About me, tous deux réussis dans le genre perfectionniste et minimaliste qu’affectionne le Dr. Sauf que, réussis ou pas réussis, ces beats au son clair n’appartiennent définitivement pas à l’univers du Wu-Tang Clan.
Aussi était-il permis de se demander ce qu’ils pouvaient bien apporter à la suite d’Only built 4 cuban linx, un album qui, lors de sa sortie, était justement l’exacte antithèse de ce que faisait alors Dr. Dre. Mais c’est précisément parce que ce disque est la suite d’Only built 4 cuban linx qu’il est absolument logique d’y retrouver Dr. Dre. Parce que le nom de Dre, et ses beats, sont aujourd’hui plus que jamais des signes extérieurs de richesse, et que Raekwon les étale ici très consciemment (« Yeah, this is multi expensive rap here, brother » annonce-t-il fièrement dans l’intro de Catalina). Manière de dire que, oui, le Chef a fait du chemin depuis quinze ans ; et qu’il peut maintenant se payer Dr. Dre, exactement comme les drug niggaz dont il parle ensuite sont fiers de parader dans leurs Mercedes.
Cette habile mise en abîme nous rappelle ce qui fait la force du rap gangsta à son meilleur : cette capacité à jouer sur plusieurs tableaux, à entremêler l’expérience de la rue avec la brutalité du show business. Dans le miroir de ses morceaux, les plaisirs violents des hustlers, leurs ascensions fulgurantes et leurs chutes spectaculaires sont autant de métaphores des incertitudes et des récompenses de la vie d’artiste, la revendication incessante du « Keep it real » n’étant là que pour brouiller davantage encore la frontière entre réalité, fiction et représentation. La grande originalité du Wu-Tang Clan aura été de rajouter à cet écheveau déjà complexe plusieurs strates supplémentaires de sens, en y injectant notamment l’ésotérisme des Five percenters, et leur propre mythologie cinématographique, Shaolin. Cet album nous montre que ce terreau est encore bien fertile.