Pour comprendre de quoi il est question sur ce deuxième album de Quasimoto, l’alter-ego le plus barré de Madlib, il faut savoir qui est ce freak hirsute qui figure tout à fait à gauche sur le toit du motel dont la façade sert de pochette à The Further adventures of Lord Quas. Sa silhouette n’évoquera rien aux puristes hip-hop, mais elle dira tout de suite quelque chose aux amateurs du Los Angeles musical alternatif (les fans de Kim Fowley, les aficionados du Captain Beefheart). Car cette image découpée est elle-même une photo de pochette, celle du double-album que Bizarre Rds., le label de Frank Zappa, a fait enregistrer en 1968 à un schizophrène chanteur de rue qui se faisait appeler Wild Man Fischer, et qui chantait ses chansons branques en s’accompagnant de sa guitare sur les trottoirs du Sunset Strip. C’est d’ailleurs là, devant le Whiskey A-Go-Go, que l’équipe de Bizarre est allée l’enregistrer, offrant ainsi au monde l’un de ces disques lo-fi cramés dont Zappa était si friand (il sortira un an plus tard l’album des Shaggs, dont l’influence sera si grande sur Jad Fair), et dont on découvre aujourd’hui qu’ils constituent la nouvelle frontière du sampladélisme ressuscité de Madlib.
Car, comme le premier extrait de l’album le laissait présager, avec ses bouts de morceaux absolument rétifs à toute velléité dansante, The Further… est un album complètement ailleurs, pour reprendre le champ lexical post-psyché des références de Madlib. Reprenant le concept de The Unseen -ce « personnage méchant » d’extraterrestre mauve appelé Quasimoto, dont on suit les aventures discontinues au milieu d’un capharnaüm de samples non conventionnels-, Madlib le pousse ici un peu plus loin encore. Si, sur The Unseen, certains morceaux conservaient encore une apparence relativement classique, c’est-à-dire propre à faire hocher les têtes pendant quatre minutes, The Further… rompt complètement avec le formalisme rigide de la production hip-hop, pour se lancer dans une cavalcade sonique échevelée en 26 morceaux lardés de samples.
Des samples que Madlib n’utilise pas comme des breaks, mais comme des briques multicolores avec lesquelles il bâtit sa masure psychédélique. Pour une bonne part en effet, ses échantillons ne sont pas musicaux : plus encore que The Unseen, The Further… est un album de dialogues, dans lequel s’entrecroisent les voix de Madlib, du Seigneur Quas et d’une quantité invraisemblable de personnages qui parlent, parlent, parlent pour ne rien dire ou dire des conneries (ainsi ces messages officiels tirés d’on ne sait où qui annoncent les mesures à prendre en cas d’invasion extraterrestre) ou simplement pour qu’on les entende (cf. les interventions de Melvin van Peebles tout le long de l’album, qui ressuscitent la rugueuse mélodie des hustlers-toasters des années 1960-70 à la Lightnin’ Rod).
Cet amoncellement de documents sonores est traité par Madlib sur le même plan que la musique, qui en adopte l’aspect décousu. Les mélodies démarrent et s’arrêtent brutalement (Bus ride), quand elles ne déraillent pas complètement (Don’t blink), les samples craquent et, lorsqu’ils charpentent un titre, ils le font de façon tellement apparente qu’ils finissent par sembler extérieurs au morceau lui-même, à la façon d’une mixtape (Bartender say). Ce qui n’en donne que plus de relief aux quelques guest-rappers qu’accueille Madlib (Mf Doom sur Closer, MED sur The Exclusive). Par cette accumulation même, par ce patient travail de collage rarement entendu depuis les grandes heures du sampladélisme de la fin des années 1980, Madlib démontre surtout un amour du son, de la source sonore, que revendiquait il y a déjà presque 60 ans un Pierre Schaeffer et qui, parmi ses collègues en hip-hop, le rapproche d’un Dj Shadow plus que d’aucun autre ; sauf que, contrairement au sombre artisan de la Baie, dans son habit mauve Madlib s’exonère en plus de tout prétention pop – ce n’est sûrement pas sur cet album qu’un opérateur téléphonique trouvera la musique de son prochain spot…
C’est ici que le Seigneur Quas rejoint le Capitaine Coeur de Boeuf et Fischer L’Homme Sauvage : dans son refus de toutes les conventions, de tous les codes, et dans son désir irrépressible -et non réprimé- de trop en dire, de balancer les références les plus absconses, ou les plus étranges, sans les passer par le tamis normalisateur de la chanson pop (celui qui permet par exemple à Dj Premier d’infiltrer les synthés dérangés de Jean-Jacques Perrey sur un pur bloc de hip-hop comme Just to get a rep de Gangstarr). Difficile à la première écoute, parce que radicalement éloigné des poncifs du moment, The Further… est un album dont il faut prendre le temps de pénétrer l’univers pour l’apprécier véritablement. Et, tout comme le Trout mask replica du Captain Beefheart, la référence ultime de tous les disques branques, même quand vous l’aurez pénétré, vous ne l’apprécierez toujours pas. Parce que ces disques ne sont pas appréciables, tout simplement.
Cette option résolument free (comme dans free jazz), qu’adopte Madlib lorsqu’il endosse ses habits de Quas, le situe moins dans l’héritage des producteurs visionnaires de l’Amérique Noire (les Norman Whitfield, Prince, RZA) que dans la tradition de ses comiques et raconteurs d’histoires les plus barrés (auquel les interventions outrées de Melvin van Peebles, ce grand artiste free, le rattachent très explicitement). En effet, parce qu’elles ont été fermement structurées par l’un ou l’autre de ces formalismes intransigeants que sont la danse et la messe (ou les deux), les formes actuelles de la musique Noire -la soul, le funk, le hip-hop- parviennent finalement assez bien à canaliser et à déguiser les bizarreries de leurs esprits les plus délirants (enfermé dans le format classique du funk ou du hip-hop, même un morceau de George Clinton ou de Kool Keith paraît normal, de loin). Et, dans l’univers de l’entertainment commercial, c’est finalement chez les comiques -Richard Pryor hier, David Chapelle aujourd’hui- que l’on observe les dérèglements les plus sauvages, les plus radicaux : plus que Paul’s Boutique ou Down by the forces of nature, ces temples sampladéliques à la luxuriance inégalée, le seul album de hip-hop qu’évoque vraiment The Further…, dans son esprit sinon dans sa production, est le Psychoanalysis de Prince Paul, qui se présentait précisément comme le premier disque de comedy-rap. Quoi de moins étonnant finalement, pour un album manifestement composé sous l’emprise des cigarettes qui font rire ?