Si on devait mesurer l’impact du hip-hop sur la planète, on se référerait sûrement à l’horloge qui pend autour du cou de Flavor Flav. L’heure de Public Enemy (PE) est impérissable, elle sonne les cloches de l’Apocalypse depuis la fin des années 80. Ce qui a plu en premier lieu chez PE, c’est la symbiose magistrale entre propos guerriers et démence imaginative, la boursouflure qui gratte le poison des hautes sphères politiques, sans pour autant s’éloigner du peuple. Cette formation inusable a réussi à poser, à coups d’albums et de concerts déments et géniaux, un engouement déterminant sur un socle rapologique inégalé. Tant via son approche du spectacle (Professor Griff et son armée théâtralement apocalyptique : « The Security of The First World », chorégraphiée avec l’esprit qui lorgne directement vers les mouvements d’art martiaux et les Uzis), que via sa propre trajectoire géographique, artistique et politique. Et même si la politique de Chuck est souvent régie par des normes manichéennes, elle a le mérite d’avoir eu un impact sur une génération d’auditeurs, d’avoir accompagné avec panache une partie de la fureur de milliers de jeunes afro-américains (la B.O. de P.E du long métrage Do the right thing de Spike Lee constitue à elle seule un des acteurs du film, par exemple…), entres autres. PE est une orchestration de clameurs politiques et rageuses, enchevêtrées dans des scratches « Terminator X » émanant de la radio démente « Bomb Squad ». La voix de Carlton Ridenhour aka Chuck D est un brûlot qui ne s’arrête pas seulement aux frontières de la musique « consciente ». PE a marqué quelques règles du hip-hop dans le ciment de son auditeur (Fight the power), devenant également un des plus grands groupes de rock du monde, tout en étant controversé pour des milliers de raisons palpables.

Pourquoi ? Peut-être parce que seul PE a réussit à faire flamber les textes en forgeant une cassure dans l’histoire du hip-hop, en versant une encre rouge qui a posé les jalons de certaines prises de conscience d’une kyrielle de jeunes noirs déracinés, sans pour autant s’écarter de l’entertainment à l’américaine. Aux Etats-Unis, lorsqu’un noir parle de révolution, et qu’il est écouté par une grande majorité de jeunes blancs, il ne s’agit plus de musique, mais de politique. Et lorsque la politique musicale est brillante, on l’écoute. Chuck D est né au beau milieu de l’été 1960. Il a des souvenirs d’enfance qui sont éloignés de ceux de Kanye West, cette enfant gâté qui parle la bouche pleine de politique, tout en suintant de bonbons sucrés son discours musical totalement apolitique. Chuck D a connu la folie des élucubrations de Nixon, John Edgard Hoover, la montée du capitalisme reaganien, l’assassinat des leaders Black Panthers, la guerre du Vietnam… C’est ce qui le sépare d’une grande partie de la génération des nouvelles pousses qui portent les charts du hip-hop d’aujourd’hui.

Alors bien sûr, on a toujours un peu de difficulté à se plonger dans les dernières oeuvres de PE, étant donné le goût amer des dernières livraisons (Revolverlution, édité en 2002…). Mais la petite bombe larguée récemment (le fabuleux DVD Public Enemy – It takes a nation : The First London invasion 1987) annonce le début d’un gros come-back, une série de sorties, de rééditions et surtout d’un nouvel album : New whirl odor. Pointant toujours un peu trop loin son manichéisme politicard, Chuck D réussit ici pourtant à reprendre du poil de la bête, poussant à fond des mélopées musicales qui évoquent parfois le melting-pot chamanique du mythique Fear of a black planet, en moins concentré, moins lumineux, mais pourtant souvent assez clinquant. Le DVD qui accompagne New whirl odor permet de toucher des yeux la nouvelle formule de PE, de (re)découvrir un Flavor Flav surexcité (vidéo du titre The Hot 1), un Chuck D rempli de versets versatiles (vidéo du titre Bring that beat back), tout en captant des vibrations impulsives, des productions riches en rebondissement (dès l’ouverture avec le titre New whirl odor et sa ph(r)ase monstre, étalée au ralentie : « It’s scary gettin’ screwed without a dictionnary… »), un monde rapologique qui regarde la rue et les dirigeants en dormant d’un seul oeil (la bombe MKLVFKWR, produit par Moby – non vous ne rêvez pas, Moby…). Sur le papier, on vous annonce Moby avec PE, vous n’achetez pas… Mais lorsqu’on pose le casque sur sa tête et qu’on lance le monstre, c’est un véritable rouleau compresseur qui sort des baffes. Moby et Public Enemy ! Quoi de plus ringard ? Mais vous plaisantez ? Non. MKLVFKWR est le meilleur morceau produit par Moby à ce jour… Tout simplement décapant. Etonnant. Déroutant. Surtout qu’il sert également de bande originale pour la merde cinématographique du blockbusternavet xXx 2. Vous ne rêvez pas. Vous voyez seulement comment il est encore possible de vous faire dérouter par des vétérans (Moby commence à avoir de la bouteille et Chuck D du ventre…). Mais revenons à nos moutons dickiens.

Si quelques erreurs de castings se sont plongés dans cet opus (What a fool believes qui lorgne très mal vers le rock, ou Revolution qui se noie dans la sauce reggae), il y a toujours une étincelle chez PE qui continue de frapper le cervelet. Ainsi, les beats-marteaux de Check what tou’re listening to ou encore l’ogive magistrale As long as the people got something to say replongent les mains dans l’atmosphère quasi hypnotique qui règne dans la magie de Fear of a black planet (le meilleur album de rap du monde, au passage…). Des rythmiques qui éclatent les basses, un gimmick vocal qui sert de métronome, et la voix du controversé Professor Griff en orateur brillantissime (on pense à son excellent album And the word became flesh). Ce véritable cataclysme hip-hop s’enchaîne avec les rimes maladives de Y’all don’t know, un brûlot sautillant qui voit se croiser Chuck D, puis Flavor Flav et Griff qui exaltent et étalent des poétises intemporelles, avec un brio insolent. PE redevient pour quelques minutes le CNN noir, matant avec ruse et délicatesse des sonorités que l’on croyait perdus dans les entrailles des années 90. Le beat rêche se plie en deux, les infrabasses s’enroulent derrière un brouhaha radiophonique affriolant, la caisse claire se fait exploser par les scratches d’un Dj Lord illuminé par les voix qui l’entourent (les scratches finaux de Superman’s black in the building). Un cri bestial et coruscant sert alors de métronome à la troupe PE, encore et encore… Les militants noirs que sont PE se mutent en véritables magiciens du mot, qui dressent leur sémantique dans des dictionnaires politiques et de discours révolutionnaires, en mal d’amour et d’identification. « There is an MC in The Van ». Il y a un rappeur dans le car et il ne passe pas à la radio. Il hurle ce que des générations de jeunes ont toujours pensé. Public Enemy est de retour. Et ce n’est pas prêt d’être le début de la fin. En effet, cet opus est la première pierre de la trilogie annoncée par le groupe. Les albums Rebirth of a nation (featuring Paris, prévu sur Guerilla Funk en janvier 2006) et How you sell soul to a souless people who sold their soul (prévu pour l’été 2006 sur Slam Jamz) viendront peut-être encore déranger le consensus rapologique qui règne quelque peu actuellement. PE est venu à Paris exécuter un live qui fera date. Et les événements violents qui secouent en ce moment les rues et l’arrivée de PE en France semblent être mal tombés pour nos « monarques »… Le rap représente-t-il toujours une menace pour l’Etat ? PE peut-il encore être assimilé à une violence révolutionnaire ? A vous d’en juger, par exemple en lisant cette lettre envoyée par le responsable de la communication de la RATP, et adressé au responsable pub en charge d’une campagne d’affichage pour le l' »Ecko Gettin’ up Festival » :

Bonjour François,

J’ai malheureusement de bien mauvaises nouvelles à te faire part concernant le suivi de ton affichage, pour faire suite à notre entretien du 02/11/05, je t’informe que l’on m’a transmis l’ordre de ne pas afficher les affiches A4 sur notre réseau bus.

Un groupe tel que Public Enemy, affiché sur notre réseau, n’est pas le bien vu et est assimilé à une provocation et une surenchère à la violence qui se déroule actuellement dans nos banlieues et fait les gros titres de la presse quotidienne…

De plus, je viens d’avoir la confirmation, de ma direction, du recouvrement des affiches 62 X 100 de notre réseau métro.. .ce recouvrement sera effectif à partir de demain.

Je suis sincèrement désolé que des évènements externes viennent perturber de la sorte notre échange partenarial… Aussi, le département de la COM et moi-même sommes actuellement en train de trouver une solution de remplacement afin de tenir au mieux les engagements pris lors de la signature de notre convention de partenariat.

Je reviens vers toi très rapidement.

Cordialement
Patrick XXXXXX
Département de la communication / Agence de Pub

On n’en veut pas à Patrick, il est fonctionnaire. Il exécute juste des ordres qui viennent d’en haut. Mais c’est en bas que ça flambe. Et tandis que le quotidien préféré des jeunes branchés parisiens (Libération, édition du 14/11/2005) vient tout juste de découvrir que ce que racontent les rappeurs français est inspiré de faits réels (sic), et que le Ministre de l’Intérieur prépare sa campagne publicitaire pour 2007 à coups de renvois d’immigrés à l’étranger, Chuck D est interviewé par Ardisson. Nous sommes en 2005 ?