On a beau avoir du mal à s’y habituer, le rap a une histoire. Il est même bientôt plus que trentenaire, selon la date que l’on retient pour sa naissance quelque part dans le South Bronx dévasté des années 1970. Pourtant, d’où vient le fait qu’à chaque fois qu’un nouveau produit (CD, DVD, plus rarement un livre) vient compléter la mémoire du mouvement hip-hop, on est encore tout surpris, alors même qu’on ne s’étonne plus guère de cet afflux régulier de rééditions qui contribuent à cartographier chaque mois un peu plus précisément le vaste continent des musiques populaires, du rock’n’roll d’avant 1954 (grâce à Frémeaux & Associés) à l’indie-rock des années 00 (aux bons soins de Rough Trade), en passant par la disco, le rock psychédélique, l’acid-house ou le reggae ? C’est que, plus que tout autre genre musical, le rap a conservé cet esprit farouchement adolescent qui ne lui fait connaître que le temps présent, sans aucune préoccupation pour le passé ou le futur. Pour la plupart, les rappers d’aujourd’hui (et leur public) se fichent des Grands Anciens, impitoyablement broyés et rejetés par la machine de la mode, comme de ce qu’ils pourront eux-mêmes devenir dix ans plus tard, lorsqu’ils auront été à leur tour broyés et rejetés de la même manière. Seul compte l’instant présent, qui est in, qui est out, et tant pis pour le reste. A part peut-être KRS-One « le Professeur », aucun autre artiste du mouvement ne s’est autant opposé à cette tabula rasa permanente qu’est Public Enemy. Avant la formation du groupe, déjà, celui qui ne s’appelait pas encore Chuck-D s’inquiétait de voir la jeunesse Noire américaine et, plus particulièrement, les jeunes hommes en son sein ignorer leurs racines et leur histoire ; une ignorance propre à nourrir, selon lui, ce sentiment d’être un bon à rien sur lequel la société raciste Blanche faisait ensuite reposer son imperium. Eveiller leur conscience par la musique était le projet de PE, quasiment dès le départ, et c’est toujours l’ambition de Chuck-D lorsqu’il en réédite aujourd’hui les preuves visuelles et sonores sur ce combo CD-DVD commémorant les premiers concerts londoniens du groupe, en novembre 1987. Premier rejeton d’une série d’archives de ses moments forts.
C’est peu dire que, derrière son aspect évidemment pourri (tout est filmé en vidéo tressautante millésimée et son direct crachotant), It takes a nation s’avère précieux. D’abord parce que, comme Chuck-D le raconte dans ses riches commentaires sur le film, ces concerts se situaient au début de cette période décisive où PE allait accéder, pour une ou deux années, au statut de « Plus Grand Groupe de Rock du Monde », par la grâce de deux albums magistraux (le marmoréen It takes a nation of millions to hold us back et son double sous-estimé, Fear of a black planet). Et Chuck-D le savait lui qui en s’adressant à la foule de l’Hammersmith Odeon parlait en réalité aux auditeurs du futur LP du groupe, car il avait pris soin de faire enregistrer ces concerts comme des témoignages de l’ampleur mondiale qu’était alors en train de prendre le phénomène hip-hop (on retrouve donc ici, dans toute sa longueur et en image, le salut à London qui ouvrait It takes a nation of millions…). On retrouve aussi tout ce qui faisait la force et la magie de PE en live (l’interaction ludique entre Chuck-D le clown blanc et Flavor Flav l’Auguste, les poses martiales de la Security of the 1st World, Terminator X parlant avec ses mains…), ainsi que tout ce qui allait en faire le groupe de rap le plus controversé des Etats-Unis (les « leçons » de Professor Griff, les ambiguïtés nationalistes de Chuck-D -qui sont largement celles de ses modèles revendiqués, les Panthers et la Nation of Islam). En quelques précieuses images backstage, complétées des commentaires de Chuck-D, le film illustre ainsi la naissance de cette formidable machine subculturelle : Flavor Flav se fait prendre le pouls dans la rue par une vieille Anglaise, qui finit par se mettre à chanter pour le salut de son âme ; un type arrive au concert, un disque vinyle noir accroché au dos de son blouson entièrement customisé Def Jam ; devant les journalistes, Chuck-D explique son projet comme un politicien qui lancerait un nouveau parti… Tout PE est dans cet improbable carambolage.
Mais tout cela intéressera-t-il ceux tombés dans le rap avec Master P ou Eminem ? Pour les raisons exposées plus haut, c’est peu probable ; et ce ne sont pas les images du PE 2004 en concert fournies en bonus du DVD qui les inciteront, avec leurs rondes de rappers sautillants particulièrement ridicules face à la scénographie martiale de 1987. Ils auraient tort, pourtant. Car même s’il se dérobe à l’histoire, le rap s’est toujours nourri du passé pour avancer (des samples soul à ce sous-genre nostalgique « Back in the day » qui s’est développé depuis les années 90), et il n’est pas besoin de partager la paranoïa raciale du PE 1990 infusée aux thèses de la NOI (« the race that controls the past controls the living present, and therefore the future », samplé sur l’instru Contract on the World Love Jam) pour inciter tous ceux qui aiment cette musique à connaître son histoire. Ce disque en est une étape essentielle.