Portishead, c’est un peu la vase qui stagne au fond de nos âmes, le désenchantement translucide, le brouillon des jours meilleurs, la maquette et la matrice des dissensions internes. Le vent et la poussière. L’attente. C’est en substance ce qu’insinuent Adrian Utley et Geoff Barrow, respectivement guitariste-multi-producteur et équaliseur vivant, éclairés à la lanterne dans l’ombre d’un salon parisien : « Portishead, c’est la grande musique mais sans les violons. Une musique riche en émotions mais qui ne te dit pas tout de suite qu’elle est émotionnelle. C’était ça le gros travail sur ce disque, parce que c’est précisément ça qu’on avait perdu, qu’on a recherché durant ces dix dernières années », pose Geoff. A ses côtés, le gros guitariste avec sa tête en forme de fût de bière appuie : « Portishead emprunte des lignes mélodiques un peu brisées, ce n’est pas tout de suite les grandes eaux, les grandes descentes de cordes. Ca passe par des trucs qui grincent, pas forcément facile d’accès ». Effectivement, Third, accouché dans la douleur après dix années d’une remise en cause sévère et sincère de la part de ses trois membres est un disque à la fois doux et rêche, une balance constante entre le feulement fabuleux de Beth Gibbons et la méchante machinerie industrieuse que martèlent derrière elle Adrian Utley et Geoff Barrow. On dirait un vieux rock au son trashy, un disque rayé, un Velvet joué sur un ampli mal réglé. Une eau calme mais dégueulasse, sans mouvements apparents mais grouillante d’une vie infectée. Mais soudain il fait beau, et ce n’est pas normal.
Si pendant les dix ans qui séparent ce cru 2008 de son prédécesseur, Portishead, les trois âmes ont vaqué à divers projets (album de Beth Gibbons en partie produit par Utley, création du label de rock expérimental Invader pour Barrow, B.O. et production extérieures diverses…), ils ont surtout mûri dans la douleur ce qui est sans doute leur meilleur album, le plus limpide et le plus complexe en même temps : « Ca a été très dur », soupire Adrian. « Ces années sont un mélange de remises en question violentes, mais aussi de vie, puisque plusieurs d’entre nous ont eu des enfants. Et puis c’était aussi une sorte de quête absurde avec des idées très arrêtées sur ce que nous devions donner au public. L’idée était qu’il fallait éviter à tout prix de se dupliquer, trouver des nouvelles solutions aux anciens problèmes ». L’écoute de Third révèle ces solutions nouvelles, infusées en partie à travers de nouvelles machines à l’origine de ces émotions marécageuses, de ces lames qui transpercent un mix au calme apparent. Dummy, premier disque du trio paru en 1994 était un disque de samples, pétri de boucles simples augmentées des griffures métalliques d’un guitariste encore discret. Le suivant étendait le sampling au musiciens du trio qui s’auto-samplaient et se coinçaient eux-mêmes dans la boucle. Ici, l’auto-sample est encore de mise, au service de tensions palpables mais qui, brusquement, explosent, étendent la boucle et libèrent des breaks harmoniques : « Les samples de cet album ne sont pas des boucles constantes. Certaines guitares sont jouées et mises en boucle comme on a pu le faire par le passé, mais à un moment, on l’ouvre, on la casse et tu entends alors la suite, le reste du son qu’on a enregistré. C’est comme quand un Dj isole une note, la triture, la scratche et quand il s’est bien amusé, lâche le disque. Tu découvres que cette note faisait partie d’autre chose, d’un solo de guitare par exemple ». Ce sens de la progression musicale est induit par les machines avec lesquelles travaille le trio : « Le secret, c’est le hardware, pas le software. On ne travaille pas avec Pro-Tools, on a d’autres secrets ». Exit donc le jeu de brique, l’Arkanoïd benêt, le glisser-déposer des logiciels moderne. Portishead travaille ses compositions sur un multipistes qui force la prise de position : « Sur ce magnéto, tu n’as que 24 pistes, pas une de plus. Alors tu te démerdes mais tu dois faire des choix, renvoyer plusieurs pistes sur une seule autre en les mixant pour libérer de la place », explique Adrian Utley. « C’est salvateur, car sinon tout est possible et tu te perds ». Et précisément, Portishead était perdu durant les longues années qui ont suivi l’éreintante tournée de 1998. Le déclic vient en 2004, lorsque le duo Utley-Barrow entre en studio pour produire l’album Invisible Invasion de The Coral, groupe de folk psyché anglais auprès duquel ils « infusent pendant plusieurs mois. Quand on est sorti de leur enregistrement, on savait qu’on tenait quelque chose. On était à nouveau Portishead ». Regonflé, le trio tâtonne, enregistre et empile 24 pistes par morceaux, en tire la base de Third, ce flegme apparent derrière lequel sourd une violence montée en épingle par ces samples libérés, des lames qui percent le mix, hurlements, cornes de brume électroniques en résolution 24-bit et par quelques procédés de Dj old-school qu’Adrian Utley maîtrise à la perfection : « Enregistrer un beat avec le matériel qu’on a, c’est à dire des vieux micro U-47, toutes les vieilles machines qu’on gratte sur eBay, c’est déjà aliéner une partie des fréquences, produire un grain. Mais le ralentir ensuite lui donne encore plus de puissance. Ca écrase les grosses caisses, les caisses claires. Le battement est le même mais il est abîmé ».
Mais en fait, on s’en branle. La vérité c’est qu’on est tous comme des merdes dans nos home-studio et qu’on croit qu’on fait de la bonne musique alors qu’on fait juste ce qu’on peut. Et Adrian Utley lui aussi est comme nous. Lui aussi il fait ce qu’il peut parce qu’il est arraché à la bière dès le début, donc il est diminué : « Nous avons beaucoup lutté contre le manque d’inspiration. Ca arrive à tout le monde, sauf que nous on nous regarde. On dit : « Portishead, ça fait dix ans que vous n’avez pas sorti de disque. Vous êtes séparés ? « . Non, on gère. On essaie, on rature, on fait vingt mille brouillons ». Alors cette diminution devient une majoration, comme si on appuyait sur « CAPS LOCK », ET QUE TOUT DEVENAIT CLAIR DANS CE FOUTOIR OU ON NE COMPRENAIT RIEN. Finalement, est-ce que Beth Gibbons pleure ou est-ce qu’elle chante ? On ne sait pas, on ne saura jamais parce que Third c’est trop discordant pour qu’on comprenne. Et puis parce qu’elle n’est jamais là pendant les interviews. Doucement discordant, Portishead chiale en silence, pèse frustrations et bonheurs qui semblent avoir la masse, la même importance dans cet édifice précaire, à peine équilibré entre la beauté d’une mélodie et les effets qui la déchirent. Entre l’éclat de la voix de Beth Gibbons et les horreurs qu’elle insinue. « I don’t know what I’ve done to deserve you ». La partie se joue ici entre le clair et l’obscur, entre le simple et le complexe. Essentiellement basé sur de l’enregistrement live, Third est un monument branlant, une architecture simple traversée d’effets qui le font trembler, un jeu de construction où se planquent des fréquences que, peut-être, personne n’entendra jamais : « Le poste le plus important pour ce disque est l’EQ. Je suis tout le temps sur l’EQ », lâche Geoff Barrow. « En deux secondes, tu changes complètement un morceau, c’est le principe du mix. D’ailleurs il y a des choses qu’on n’entend pas dans le mix final. Il est fait de fréquences complexes, très épaisses ». Mixez ce disque, jouez-le en soirée, baissez les fréquences, cassez la progression, faite sortir le jus de ces 24 pistes échevelées dont la complexité perce les tympans. Il y a mille disques dans ce disque, le rock le plus sombre et le trip-hop le plus aérien, la clarté d’un matin d’été et le fond des poubelles anglaises. Finalement, la musique est belle quand elle ne se limite pas à l’esthétisant, lorsqu’elle nous ressemble. Quand elle parle des incertitudes et des errances. Quand elle n’est pas belle, qu’elle tremble, qu’elle suffoque, qu’elle ne sait pas. Quand elle n’est pas aseptisée sous le feu de machines qui ne servent qu’à nous rassurer. Third est un disque de blues, triste à pleurer, beau à en crever. Un disque juste. CTRL + ALT + SUPPR. Pomme dead.