Dans le conte La Reine des neiges de Andersen, un petit garçon reçoit dans l’oeil l’écharde du Troll. Cela le contraint à ne plus voir que du laid autour de lui. Philip Jeck semble mettre ce conte en musique à chaque fois qu’il touche ses platines pour faire un disque. C’est que l’ambiance qui se dégage de ses albums -fantômes languissant, déplacements d’air, bruits d’insectes, sirènes tournant dans le vide- a tout du conte fantastique. Certes, ces empilements de sons, cette façon qu’il a de tronçonner bouts d’ambiances et bruits de rebuts en les liant avec la poussière que produit le son des vieux vinyles, a quelques précédents -on pense à la vaguelette Ilbiante d’il y a 4 ou 5 ans, aux disques de Dj Spooky période Songs for a dead dreamer…
A cette différence près que Philip Jeck n’est pas funky. Il n’est pas non plus ce monsieur Plus du son qui viendrait vider le contenu de ses sampleurs sur nos pieds et à chaque titre. Celui-ci est plus rigoureux, concis -plus déprimé peut être, plus pop sûrement. Son troisième album, Stoke, le voit accumuler une variété d’ambiances qui semblent n’avoir de rapport qu’avec l’univers urbain tel qu’on peut l’observer à chaque heure du jour et de la nuit -du fluide Pax, morceau de blues d’anthologie pour voix ralenties et néons mal branchés jusqu’au frénétique Vienna’s fault et ses rythmes syncopés pour barres de fer qui sent bon le monde du travail et la circulation automobile. Et le travail qu’il fait sur les rythmes impressionne. Sur son dernier album en date, Soaked, enregistré en concert avec l’aide du danois Jacob Kirkegaard, artiste multimédia et touche à tout électronique, on s’aperçoit que les rythmes ne disent jamais clairement leur nom dans cette musique, que ceux-ci semblent naître par génération spontanée. Ici ce sont des chocs sourds, le bourdonnement des abeilles, des cliquetis métalliques qui, secondes après secondes, s’enchaînent jusqu’à faire du rythme. Et puis régulièrement l’écharde qu’il a dans l’oeil le lance et il termine ses morceaux en faisant hurler un poste de radio, concentrant toutes les stations de la planète dans un seul haut parleur.
En écoutant cette musique ambiante, expérimentale, hautement mélodique -on ne se lasse pas de la présence des sitars sur Stoke– on a parfois l’impression de se balader dans une de ces villes futuristes ou des milliers de gens de milliers d’ethnies différentes vivraient avec les fenêtres ouvertes, la musique d’origine des uns et des autres se déversant inlassablement hors des fenêtres.