En 2006, on s’était laissé prendre au piège d’un album roublard, drôlement bien fichu, plein d’arrangements soyeux, de guitares qui s’effilochent en étincelles et craquements dans les coins, de structures en trompe-l’oeil et de chausse-trappes. L’objet débarquait sous une pochette neo-psychfranchement louche, un visage barbu et christique, en surimpression d’une double vue de forêt et de clavier. Le nom n’était pas moins bizarre et on ne savait pas alors qu’on le retiendrait pour un moment : Orval Carlos Sibelius, où le grand écart rêvé entre l’Amérique du Sud et le nord scandinave.
Entre-temps, on en aura appris davantage : Orval s’appelle Axel Monneau dans la vie réelle, il est projectionniste et certains d’entre nous ont même eu la chance de connaître Snark, où il chatouillait des machines pour le plaisir de la bidouille. Il a aussi participé à cette aventure formidable nommée Centenaire avec Damien Mingus (My Jazzy Child), Aurélien Potier et Stéphane Laporte (Domotic). Orval en remobilise très clairement la philosophie musicale assez indéfinissable, cette manière de construire des chansons pop-savantes autour d’arrangements biscornus et d’instruments de poche, de pouvoir convoquer dans un même geste Tortoise et Sonny Sharrock, de loger dans un même orgue Fripp, O’Rourke et Wyatt et de faire de ce voisinage une chanson qui frappe à la fois au cortex et au bas-ventre.
Face à ces précédents faits d’armes, Recovery tapes agit comme un transfuge de Centenaire tout en grimpant d’un palier dans l’urgence. Proposé sur un vinyle dix pouces, à l’ancienne, conçu en à peine trois mois entre l’apparition quasi involontaire d’une chanson et un départ au Mali, enregistré la nuit sur un quatre pistes de l’époque Snark, Recovery tapes documente avec une mélancolie de la plus belle élégance l’après d’une rupture sentimentale, dans un esprit back to DIY qui n’oublie jamais de réassembler du début les outils de sa sophistication. Du prog-rock de slacker ? Oui, ou pas loin et qui se partage entre chansons ultra-courtes au feeling punk quasi forain (Invisible, King Caju) et quelques morceaux-labyrinthes tout aussi denses où le gars donne de l’espace à quelques tours de passe-passe électriques et multi-couches (I don’t want a baby, Under the carrot sky) ou dame le pion haut-la-main à quelques newcomers hypnagogiques à coups d’emprunts à Robert Wyatt (Dead slug). Des chansons qui se métamorphosent totalement sans crier gare, refluent sur elles-mêmes ou s’effondrent d’un seul coup en oubliant carrément de s’achever : Orval s’en tape puisque l’essentiel tient à l’énergie dégagée dans le mouvement plus qu’au léché de la finition. Le tout n’oublie jamais, au passage, de tracer quelques axes de traverse et lignes brisées insolentes au sein de l’héritage musical qu’il revisite.
Recovery tapes en remontrera pas mal et pour un bout de temps à tous ceux qui croient que la musique est d’abord affaire de production, de technique, de tuyaux à maîtriser et de vocabulaire du métier. Plutôt que de mettre bout à bout un ensemble de savoirs-faire, Orval prouve que la manipulation du son découle plutôt d’une architecture singulière, qu’on peut mettre en place avec à peu près n’importe quoi, matériaux nobles ou pas, pourvu qu’on tâche d’avoir de l’imagination et de se poser un minimum de questions. La supériorité de Recovery tapes, c’est de viser la déflation sans abandonner la complexité et une vraie oreille de producteur. A la fin, son space-rock d’appartement semi-électrique a beau avoir une dynamique réduite et un bon gros hiss d’enregistreur quatre-pistes, il reste ras la gueule de trouvailles désarmantes, de vrombissements zarbis, de fuzz et de wah wah délicieuses, de toms monorythmiques et de lignes synthétiques passés au delay qui vous mettront au tapis comme n’importe quel gear massif de n’importe quel groupe mieux équipé, mais moins malin.