On peut, certes, faire reposer sur des raisons essentiellement identitaires le renouveau de la musique klezmer. Que son impulsion déterminante soit le fait de musiciens new-yorkais, et du clarinettiste David Krakauer en particulier, ne doit sans doute rien au hasard. Mais son succès, son expansion rapide et, hasardons-le, la durée probable du phénomène peuvent aussi s’expliquer par la richesse propre à une musique qui a su amalgamer nombre de traditions populaires, conserver leur diversité, leur fort enracinement, tout en leur faisant porter le poids d’une histoire qui les transcende largement. Elle est le support vivant d’une communauté vivante qui trouve en elle un lien actif. Accessoirement, les instruments privilégiés de la musique klezmer, la clarinette et le violon (ou l’accordéon) retrouvent grâce à elle les devants de la scène. La fraîcheur qu’ils introduisent dans l’uniformité de notre monde sonore, les rythmes impairs hérités des musiques de Bulgarie, de Hongrie, de Roumanie, et la virtuosité qui s’y attache lui sont autant d’atouts maîtres. Mais, comme c’est le cas pour des musiques profondément impures, sa plasticité lui confère une capacité d’accueil étonnante à toutes les suggestions inspirées.
L’imagination de Pierre Wekstein, auteur de la quasi-totalité des arrangements, tire un feu d’artifice permanent. Si le répertoire repose pour l’essentiel sur des morceaux traditionnels, ses relectures fouillées font la part belle aux timbres chatoyants. La composition judicieuse des Moving Shnorers autorise tous les effets : puissance charnue des cuivres, clarinette virevoltante et violon de luxe, bien sûr, mais aussi discrets doublages aux saxophones, profondeur feutrée de la clarinette basse, piano perlé élargissent la palette expressive en tirant parti des multiples directions qu’offre l’idiome klezmer. Le travail sur les voix intermédiaires, sur les oppositions de registre, sur les nombreuses possibilités de combinaisons rythmiques et leurs dérapages soudains est servi par des instrumentistes précis et généreux. Chacun se voit offert un passage soliste ici ou là, une pièce où il sera mis en valeur, sans que l’ensemble ne se change en catalogue de prouesses. Bien au contraire, le lien puissant de la couleur et des mélodies forme un fil conducteur remarquablement efficace mis au service du son d’ensemble. Dans un genre où les effets souvent dominent le discours, la maîtrise instrumentale de chacun se double d’une certaine tenue : l’exubérance ne vire jamais à l’hystérie. Exultation, sanglots, joies et peines sont contenus dans les limites d’une certaine bienséance musicale aux antipodes de l’expressionnisme brut cultivé par d’autres. Peut-être un enregistrement public aurait-il compensé le rendu trop lisse, trop parfait, trop élaboré que l’on pourra critiquer. C’est un choix. Les Moving Shnorers n’ont pas voulu tricher sur leurs origines, trop savants pour « faire peuple », ils ont tiré la musique klezmer vers son pôle le plus relevé, et c’est convaincant.
Pierre Wekstein (saxes, fl, arr.), Guillaume Humery (cl, bcl), Yann Martin (tp), Marc Slyper (b), Olivier Hutman (p), Michaèl Nick (v), Claude Brisset (elb), Philippe Dallais (dm). Amiens : 20 et 27 avril 2000.