« You changed my life » : c’est, en toute simplicité, ce que répondit Goeffroy Tamisier (le « G. » du titre) à Kenny Wheeler (le « K. », bien sûr) lorsque celui-ci l’interrogea, un dimanche de juillet, aux studios de La Plaine om se déroule l’enregistrement -« And you, what do you think of me ? » Geoffroy rencontre Kenny, donc, aboutissement phonographique d’une série de trois concerts organisés à la fin du printemps 2001, où l’aîné (soixante et onze ans, deux colonnes pleines dans le Dictionnaire du Jazz) acceptait d’interpréter avec le cadet (quatre décennies en moins, électron actif du label jaune et leader de l’OHL Acoustic auquel on devait déjà le remarquable Une vie sans lune voici deux ans) une longue suite à lui dédiée. Sans doute l’univers musical dans lequel il entrait alors ne lui était-il pas tout à fait étranger : le trompettiste et cornettiste nantais n’a jamais fait mystère de l’influence majeure qu’a toujours constituée pour lui l’oeuvre et la personnalité du maître canadien, dont on retrouve chez lui non seulement une manière de phrasé dentelé particulièrement travaillé et un monde harmonique d’une rare élégance, mais encore, plus généralement sans doute, un monde poétique ouvert et évocateur qui doit autant au jazz qu’à une certaine musique contemporaine.
Aussi Wheeler s’est-il tout naturellement coulé dans les harmonies raffinées des compositions du leader, pleines d’une rigueur et d’une érudition qui, sans jamais brider l’imaginaire, donnent aux orchestrations une richesse et une substance admirables. Souffleurs (Frédéric Couderc, Alban Darche, Gueorgui Kornazov), rythmique (Simon Mary à la contrebasse, Thomas Gimmonprez à la batterie, l’excellent Baptiste Trotignon au piano, dont on retiendra quelques éblouissantes envolées jarrettiennes) et soprano (le timbre hypnotique de la voix d’Anne Magouët, balise lumineuse au coeur de l’étoffe sonore) s’y combinent au gré d’un éventail de possibilités immense, d’un trio inédit (trombone, flûte alto, voix) à un grand ensemble virtuel (magie du re-recording) que propulsent les tambours de Gimmonprez. Par delà l’inventivité des formules orchestrales, l’intelligence du rapport à l’improvisation dans ce contexte très écrit (et quelle écriture) et le raffinement d’arrangements que n’aura pas désavoué l’expert de Toronto, s’impose cependant et avant tout une poésie qui, habitant littéralement cette musique aux parfums de féerie nocturne attirante autant qu’angoissante, en fait la beauté et le prix.