En 2005, Sarah Lipstate tombe sur un appel à participation ; Ubuibi Records cherche des femmes prêtes à en découdre avec le noise pour un projet de compilation intitulé Women take back the noise. Noveller, son projet solo, est né. Lipstate n’en est cependant pas à son coup d’essai ; à l’époque, elle arpente avec Carlos Villarreal les routes du Texas sous le nom de One Umbrella, Telecaster en bandoulière et pédales d’effets dans les poches. Depuis, installée à Brooklyn, elle a étendu son répertoire au punk minimaliste de Rhys Chatham (elle est un membre régulier de ses ensembles) et au noise rock couplet-refrain de Parts & Labor (elle vient de mettre fin à une collaboration de plus d’un an avec le groupe). Marchant dans les pas de Lydia Lunch, de Pat Place (gloires féminines du courant no wave) et de Kim Gordon, Lipstate leur emprunte chien et certitudes : non, la guitare électrique n’est pas réservée aux hommes ; oui, le noise, c’est aussi pour lesnfilles.
Une guitare à deux manches couchée sur un stand ; un ring modulator ; une pédale de delay. C’est à peu près tout ce qu’il faut à Sarah Lipstate pour faire naître un univers sonore singulier, entre ambient majestueuse et noise abrupt. Au coeur des pièces de Paint on the shadows (LP sorti en avril dernier sur le label No Fun Production) et de Red rainbows (CD dont la sortie est prévue en septembre), une pulsation organique née d’accords ou d’harmoniques montés en boucles palpitantes ou, plus subtilement, des battements de fréquences qui se frottent. Au-dessous, un bourdonnement paisible — le spectre sonore créé par Lipstate à l’archet ou à l’eBow va du violoncelle moelleux d’Arthur Russell au violon strident de Tony Conrad. Au-dessus, une multitude d’épiphénomènes sonores, volontaires ou non : miroitement d’harmoniques, motifs égrenés avec hésitation, à peine esquissés ou obstinément répétés dans un jeu de déphasage perpétuel. Si le sculpteur s’installe face à son objet, le façonne de l’extérieur, lui impose une forme, Lipstate semble s’installer au coeur du son, le façonner de l’intérieur, l’inviter à prendre forme, à s’étendre, à se déployer, créant ainsi des sculptures sonores aussi élégantes qu’éphémères.
Difficile de décrire le plaisir que l’on prend à écouter de telles pièces. Plaisir intellectuel de l’expérimentation ? Plaisir un peu pervers du spectateur de cirque qui observe le funambule en espérant secrètement qu’il tombe (c’est à mon sens l’un des plaisirs majeurs de l’auditeur de musique expérimentale, quelle qu’elle soit) ? Plaisir sensuel de l’hypnose ou de la transe (les rebonds infinis des harmoniques des pièces de Lipstate lui confèrent quelque chose de psychédélique) ? Toujours est-il que les pièces de Lipstate font partie de cette frange du noise qui ne se contente pas de déclarer la guerre à la musique et de bousculer son auditoire par de douloureux (d’aucuns diront : salvateurs) effets de distorsion et de larsen ; bien plus, elles s’efforcent, par d’autres moyens que ceux de la « musique » (ces épiphénomènes musicaux que sont le bruit et le silence ; ces brouillons musicaux que constituent la répétition de motifs primitifs, le déploiement de lignes mélodiques avortées, le déroulement de structures en spirale), de faire naître une oeuvre d’art hybride, dont les caractères ne sont ni tout à fait ceux de la musique (au sens que nous venons d’évoquer), ni tout à fait ceux de la sculpture sonore (parce qu’elle sont, malgré tout, musique et non simple performance). Une oeuvre dont on peut, en tout cas, tirer un plaisir esthétique certain ; le fait est assez rare, dans le monde du noise, pour être signalé.