Où l’on pourra reparler de la notion d’événement. New Order revient huit longues années après Republic, et c’est un événement à la fois discographique et intime. Et le fait que ce disque nous laisse sur les genoux ne fait qu’ajouter à l’euphorie. Quel autre groupe aura su en effet, sur une période relativement longue (le premier album de Joy Division date de 1979) nous suivre, nous passionner et nous bouleverser avec une telle efficacité ? En plus d’événements plus ou moins personnels (qui pouvaient nous mener aux portes de la folie douce -au lycée j’allais chez le coiffeur avec des photos de Barney… je ne me rase toujours qu’une fois par semaine et j’en connais la véritable raison : la barbe de Peter Hook… j’ai acheté une guitare demi-caisse pour faire comme Barney… à chaque fois que New Order sort un album je change de copine…), New Order aura été pour beaucoup un catalyseur, un étendard (à la différence de ces pauvres porte-drapeaux que furent U2, pour une brouette d’étudiants en droit, aujourd’hui pleins aux as), un groupe majeur pour notre évolution personnelle et notre vision de la musique et du monde en général.
Dans les années 70, la plupart des gens qui ont fait de la musique une affaire sérieuse le doivent aux Rolling Stones (cataclysme adolescent, testostérone -pour les garçons-, cyprine -pour les filles à un niveau diabolique) et surtout au Velvet Underground (plongée vers l’inconnu, songwriting touché par la grâce, possibilités infinies de découvertes et de redécouvertes). On peut affirmer que New Order fut à la fois nos Rolling Stones (Joy Division que nous découvrions avec quelques années de retard mais parfait catalyseur -avec leur célèbre chanteur mort- d’un romantisme adolescent inacceptable passé la majorité) et notre Velvet Underground (ouverture à la musique noire, au rock allemand, à la dance music, à l’acid house). Autant dire le groupe définitif. Récemment dans les pages live du NME, deux photos sur les mêmes pages nous ont fait défaillir : sur celle de droite, Bernard Summer avec la même classe, le même panache, la même bravoure qu’il y a 15 ans ; sur celle de gauche, Robert Smith, que nous vénérions dans des proportions à peu près similaires, et qui a réellement l’air d’une vieille baleine échouée. New Order, en ce sens, n’a pas vieilli, et ce nouvel album nous le rappelle de la plus efficace des manières.
Avouons qu’à la première écoute, à la va-vite comme de bien entendu, Get ready ne nous a pas fait grimper aux rideaux. Mais en l’écoutant quelque jours après, au saut du lit, tout s’est remis en place le plus naturellement possible. Sous haute influence Primal Scream (ce disque est une déclinaison pop d’XTRMNTR, toutefois plus porté sur la vie et les sentiments que sur le combat de rue et la guérilla urbaine) Get ready est avant tout un disque de rock, le meilleur que New Order ait produit depuis la première face de Brotherhood. Ces dernières années, il a beaucoup été rabâché que ce groupe avait contribué à faire naître les musiques électroniques d’aujourd’hui (c’est un fait : sans Technique nous n’aurions jamais vu la house de la même manière), mais il était temps de rappeler au peuple que New Order a d’abord et toujours été un grand groupe à guitares (et basse, cela va sans dire). De l’intro d’Age of consent à la Country martiale de Love vigilantes, des fantômes de Sunrise ou de Dreams never ends aux sublimes assauts de Broken promise, les choses méritaient d’être clarifiées. Et Get ready est de ce tonneau-là, un disque de rock, fier, fragile, simple et imposant. Le véritable génie de ces hommes réside dans cet équilibre qui les fait créer (et ce, depuis Joy Division) une musique plus forte qu’eux, magique et transcendante. La formule, qu’eux seuls semblent pouvoir tenir, fonctionne ici avec une grâce impériale.
Dès Crystal, ses premiers coups de caisse claire et sa monstrueuse ligne de basse, l’affaire est entendue. « We’re crystal, yeah!, we break easily… ». Force et fragilité. 60 miles an hour est un monumental morceau de pop comme eux seuls savent les pondre avec un naturel confondant, conduit encore une fois par une ligne de basse millésimée (le retour en force du commandeur Peter Hook en grâce maximale, la meilleure nouvelle de l’année). Turn my way offre une veine plus mélancolique et ne se trompe pas d’étage, la présence de Billy Corgan y étant même pour le coup appréciable. Rendre l’ex-Smashing Pumpkins acceptable n’est d’ailleurs pas le moindre miracle de cet album. En cinquième position, un gros morceau, Primitive notion (le meilleur titre, le plus rétrospectif aussi…) nous ramène instantanément chez Joy Division avec une intro titanesque suivie d’un cataclysme de guitares sorties les pieds devant de Closer (Twenty four hours plus précisément) et d’un rythme fracturé qui prouve que Stephen Morris est un batteur incroyable, oscillant entre deux idées de la simplicité : Ringo Starr et Jaki Liebezeit. En revanche, quand les plates-bandes d’Oasis sont lorgnées de près sur Slow jam, on est saisi par une indulgence relative. Bobby Gillespie vient prêter main forte sur le véhément Rock the shack, un peu vulgaire au premier abord mais finalement tout aussi désarmant que le reste, avec sa référence guitaristique à Shoot Speed, Kill Lights du dernier Primal Scream (où Summer tenait la barque. CQFD) et ses tentations stoogiennes. Le disque aurait dû s’achever sur Close range, l’un des morceaux les plus remarquablement efficaces qu’ils aient jamais enregistrés, version inquiète et abrupte de ce que les Chemical Brothers donneraient s’ils jouaient avec de vrais instruments. Tout cela, avant que notre ami Barney vienne nous dire sans ambages ni fausse pudeur une phrase qu’on se permettra de garder en mémoire pour les années à venir : « You’ve got to pull yourself together man, you’ve got to get back on your feet again, how can i make you understand that you’ve got the world in your hand ? « … Puis le groupe tentera de refermer le disque sur une ballade à moitié ratée, Run wild et ses paroles risibles sur le petit Jésus et la liberté. La machine a glissé vers le tiède, et on a envie de leur faire réécouter Every little counts pour leur montrer qu’ils ont par le passé su composer une ballade. On a beau manquer d’objectivité, on n’en est pas pour autant totalement sourds.
« It doesn’t take a lot to confuse me, I’m not aware of the passing of time » chante Barney sur Primitive notion, ce qui résume impeccablement l’affaire. New Order vient nous rappeler au passé, le nôtre, le leur ; il nous indique qu’aujourd’hui, même si rien n’a changé, tout est toujours possible. Que nous connaissons des gens qui, comme nous, ont grandi avec ce groupe et qu’on va en parler ensemble avec une rare mauvaise foi et un enthousiasme démesuré. (Get ready : 1 / Discovery : 0) Et que ce disque nous renvoie à notre notion faussée de l’innocence, ou marque le début d’une nouvelle vie, peu importe. Le meilleur groupe du monde.