Après Interstellar space revisted sur le même label de Chicago, voici le dernier merveilleux voyage de Nels Cline. Pas moins de cinq guitaristes tout ce qu’il y a de plugged et la harpe pas le moins du monde éolienne de Zeena Parkins pour compléter l’escadrille. Homériques batailles vrombissantes, ballades death metal, planés progressifs à la manière d’un Ange vitaminé, ambient post David Bowie, hardcore noise, peu de « jazz » en somme… à moins que celui-ci ne figure en creux comme ce qui aura rendu possible, après l’ouverture totale de la boîte de Pandore de l’improvisation, ce retour à des musiques estampillées « rock » entendues cette fois d’une autre oreille. Et l’on pense à Zappa, à Fred Frith et Henry Cow -Horace Tapscott, pourquoi pas, puisqu’une longue suite lui est dédiée- à tous ceux qui persistèrent à s’inventer un chemin sinueux entre des énergies différentes, des univers sonores très distants, avec la certitude que la musique se joue, elle, des étiquettes. Destroy all est un palimpseste, exactement, où se superposent des écritures perdues, dont ne subsistent que des bribes, des phrases détachées, enchevêtrées, les déliés des unes accueillant les pleins des autres. Tout commence donc sur le mode d’un fort brouillage, à pleins potards, tous amplis grasseyants, crachant leurs étoiles de Marshall et leurs flots d’étincelles sur un martèlement fourni. Des trames se superposent, calfatant les jours jusqu’à la nuit totale. Mais de pièce en pièce, on parviendra d’ambiances lourdes en feulements électriques au cœur ouvert d’un espace presque silencieux, balayé de doux arpèges, réglé de battements ralentis et méditatifs. Ainsi délacées, reconstruites, ces écritures, dont le trait renvoie à un « style » et son tranchant graveur d’écorces, prennent un autre sens, reçu du son qui adhère à leur forme et les fait exister. Voyage non pas au cœur de la matière donc, mais à sa limite, sans se défaire du tour équivoque d’un phrasé, des contours mélodiques, des riffs même, nombreux, qui signent une histoire. Voyage qui se refuse à l’ »abstraction », et tire sa puissance d’emportement de ne jamais quitter la rive. Son paradoxe est bien de ne rien détruire mais d’empiler, au contraire, tout ce qui fait langage puis de dégager progressivement son os électrique comme son unique référent. Profondément jouissif, Destroy all se recommande à tous ceux qui, avant de plonger dans un pur maelström sonore, voudraient encore embrasser d’un coup d’œil tout ce qu’ils quittent avant de disparaître sans être certains de refaire surface.
Nels Cline, Woodward Lee Aplanalp, Carla Bozulich, G.-E. Stinson (elg), Bob Mair (elg, elb), Alex Cline (dm, perc) + Zeena Parkins (harpe électrique), Wayne Peet (cl, mellotron). Los Angeles, 1er-2 juillet 2000