Alors le voici ce fameux Hip-hop is dead au titre provocateur et à la pochette orgueilleuse (« le hip-hop est mort, et c’est moi qui l’enterre, enculés », nous dit-elle en substance), survendu depuis des mois par son auteur, et censé marquer triomphalement sa nouvelle alliance avec Def Jam et son ancien rival Jaÿ-Z. Le voici, et… et voilà tout, a-t-on envie de dire, tant les attentes que prétendait soulever cet album à l’ambition colossale (le dernier clou dans le cercueil de la musique populaire dominante des quinze dernières années, rien que ça !) se dénouent rapidement, laissant, à l’issue des 60 minutes que dure son écoute (mais qui écoute encore les albums ?) le même sentiment de frustration vaguement honteuse que laissent désormais tant de films de cinéma. Le titre, le casting (ici, en plus de Nas, Jaÿ-Z, Snoop Dogg et The Game derrière le micro, Kanye West, Scott Storch, Will.I.Am et Dr. Dre à la console), le packaging d’ensemble, les références foisonnantes aux canons du hip-hop millésimé (un sample de feu James Brown, un autre de l’Incredible Bongo Band, une kyrielle d’hommages aux héros tombés au champ d’honneur du music business – Tim Dog, Funky 4 + 1, Redhead Kingpin…), tout crie CLASSIQUE ! un peu trop fort. Il y a du King Kong de Peter Jackson dans ce disque, ce mélange d’ambition d’auteur et d’hubris commercial qui aboutit à frustrer autant les amateurs et le grand public.
Avec toutefois cet avantage que Hip-hop is dead n’a pas une heure en trop, lui (heureusement). Mais, tout comme l’album du retour de Jaÿ-Z, ce huitième album de Nas (compilations exclues) ne tient pas ses promesses grandiloquentes. Tout d’abord parce qu’il ne le peut pas : prétendre dresser le constat de décès d’un genre dans ce genre lui-même est un jeu qui demande beaucoup trop de subtilité -ou de folie- pour un album conçu à l’intérieur du système commercial ; il faut s’appeler Kool Keith, et n’en avoir plus rien à foutre depuis longtemps pour oser un pari pareil (et encore n’y arrive-t-il plus désormais qu’épisodiquement, et jamais sur la totalité d’un album). Nas, lui, se contente d’utiliser ces trucs déceptifs dont abusent les concepteurs des bandes-annonces hollywoodiennes de ces dix dernières années : il balance une idée puissante et impossible à traiter (le hip-hop est mort, donc) et, au pied du mur, il est bien obligé de la transformer pour la rendre possible. Mais on voit trop bien le truc pour être véritablement impressionné : ici, en fait, le hip-hop n’est pas vraiment mort, il risque de mourir, et s’il est mort, c’est un peu la faute de Nas, mais justement c’est lui qui va le sauver, précisément en disant qu’il est mort, etc. A ce stade, tout le monde a déjà perdu le fil, et est passé à autre chose (au nouveau Clipse, par exemple, dont on reparlera sans doute à l’occasion).
D’autant que, musicalement, l’album ne contient guère de moments absolument convaincants -ces quelques morceaux qui, par exemple, rachètent tout l’attirail commercial du tout récent Blue carpet treatment de Snoop Dogg. Il y a bien Scott Storch, qui enroule justement Snoop et son hôte dans de subtiles oscillations laid-back pour Play on playa et lui offre ses syncopes simplissimes sur le nostalgique Carry on tradition, ou Kanye West, qui séduit sans excès avec le chaleureux Let there be light (mais ennuie sur Still dreaming). Mais Dr. Dre est en pilotage automatique sur Hustlers, LES, le fidèle compagnon de route en beatmaking de Nas, ne s’élève jamais au-dessus d’une certaine banalité Eastcoast. Et finalement, ce sont presque les productions les plus évidentes qui, par leur évidence même, prennent le plus de relief et de pertinence : ainsi Where are they now et son sample explicite de James Brown, bien en adéquation avec sa litanie de héros hip-hop à demi oubliés, tout comme les breaks de l’Incredible Bongo Band mêlés aux riffs d’Iron Butterfly par Will.I.Am sur le morceau-titre de l’album, ou encore cette citation du Marcia religiosa de la B.O. du Parrain 2 (ce grand film sur le côté obscur de la réussite) autour de laquelle est construit Black republican, par ailleurs peu convaincante confrontation entre Nas et Jaÿ-Z.
En fait, c’est lorsqu’il oublie tout le côté cynique de son projet que Nas se montre le plus juste ; et c’est la raison pour laquelle, une fois qu’on a compris que ce disque a un titre bien trop lourd pour lui, il faut prendre le temps d’écouter les textes de Where are they now, Carry on tradition ou Can’t forget about you, dont les évocations sincères du Golden Age disparu font resurgir des images, des pochettes, des sons, des morceaux qui parlent d’un temps où le rap était naïf, fauché et enthousiasmant. Ce que The Game -l’un des rares rappers dont, depuis la retraite d’Eminem, on écoute réellement les rimes- fait également à sa manière, sur Hustlers, lorsqu’il se souvient d’avoir hésité, en 1994, entre Illmatic et The Chronic alors qu’il n’avait que 20 dollars en poche (finalement, il piquera les deux disques et dépensera son argent pour un sac d’herbe).
Et Nas trouve sur Blunt ashes les mots qui manquaient à son duo avec Jaÿ-Z sur Black republican pour aller avec le Marcia religiosa de Carmine Coppola, quand il déroule, un joint à la main, les yeux fixés sur les cendres proustiennes qui se consument, la longue liste des crucifiés du show-business, de James Dean à Sam Cooke en passant par les frères Troutman, Marvin Gaye et Flo des Supremes (« Diana pleurait / Beaucoup disaient qu’elle riait en secret »). Peu de rappers aujourd’hui sont capables de textes pareils (délivrés avec une telle maîtrise, l’a capella de Hope le prouve, en conclusion de Hip-hop is dead), et on regrette que, depuis It was written, le fils d’Olu Dara ne sache pas réfréner cette tendance à la facilité qui le fait trop souvent verser dans l’inconsistance et la complaisance.
Il est à craindre hélas que de toutes façons tout cela n’intéresse plus grand monde, et que même la sortie un jour de ce fameux album sans cesse repoussé Nas + DJ Premier n’excitera que les quelques « b-boys vieillissants » (comme disait jadis le fanzine londonien Fatlace) qui se souviennent encore du track-listing complet de Illmatic, dans l’ordre. En attendant, on pourra réécouter Street’s disciple, l’album précédent de Nas, qui, malgré ses deux disques un peu trop remplis, mérite d’être redécouvert ; et ceux qui fantasment sur la réunion du prince de Queensbridge et du roi Primo pourront toujours se soulager en écoutant la mixtape des Blend Bullies Pre-matic, qui est faite juste pour ça.