Le clavecin et le piano ont modelé nos oreilles. De fait, il y a toujours un temps d’adaptation à la sonorité du pianoforte. L’effort est encore accru ici. En effet, l’instrument retenu par Andreas Staier n’est pas commun. Il est le premier héros de cet enregistrement (et illustre la pochette). La plupart des interprètes sur piano d’époque se servent d’instruments viennois, très feutrés dans leur facture. Au contraire, le piano utilisé ici est l’œuvre du plus grand facteur anglais du début du XIXe siècle, John Broadwood. Entendez par là, puissance, rondeur de timbre et profondeur des harmoniques. Dès l’attaque du très bref Preludio, alla Haydn op. 19, l’effet de surprise est saisissant. Avec cette mise en bouche, on perçoit rapidement la dialectique qui anime toute la musique de Clementi : un classicisme très propre sur lui pour une liberté d’inspiration foisonnante.
Né avant Mozart et mort après Schubert, il occupe la place adorée des historiens, celui du passeur, du compositeur « héritier-précurseur ». Italo-britannique, touche-à-tout musical, Clementi était la véritable référence pour Beethoven, qui ne cachait pas d’ailleurs tout ce qu’il lui avait pris (thèmes, technique de développement…). Le programme proposé par Staier n’est pas réellement une découverte. De Horowitz à Pogorelich au piano (et tous les apprentis pianistes avec les Sonatines), ainsi que toute la nouvelle génération des pianofortistes (Immersel, Hecher, Sgrizzi…), on ne compte plus vraiment les disques consacrés à la musique de Clementi. Cependant, Staier apporte une jeunesse radicale, une verdeur acide à ses œuvres.
Depuis « ses » Sonates de Scarlatti (le précurseur de Clementi d’une certaine façon) et ses collaborations avec le ténor Christoph Prégardien, on connaît les différentes facettes du talent d’Andreas Staier. Il n’était pas évident de rebondir encore. Voilà chose faite. Une impression de mouvement permanent, de mobilité voire d’instabilité suspend l’auditeur aux doigts de l’interprète, aussi véloces que délicats. Il se passe toujours quelque chose de nouveau tandis qu’on commence à ronronner devant des carrures que l’on pensait téléphonées. L’un des talents de Staier réside dans le mariage d’une manière ludique et d’un jeu raisonné, comme dans le Preludio, alla Mozart ainsi que le Capriccio op. 17.
Dans les Sonates (op. 13 n°6, op. 34 n°2, op. 33 n°2), constructions plus amples et ambitieuses, l’agilité dont il fait preuve permet à la musique d’accéder à une majesté apollinienne, pour employer de grands mots. Ses qualités de toucher, de doigté (sublime Largo de la Sonate op. 13), d’agilité donnent à cette musique une vie que tous les apprentis pianistes ne peuvent pas même concevoir. Avec tout ça, il nous embarque, sans que nous sachions trop comment, dans les méandres de la forme sonate, de la rythmique à piston dont Beethoven a théorisé le fonctionnement. Il achève son parcours sur la Fantaisie sur « Au clair de la Lune » où se trouve infiniment différé l’exposé thématique. Avec son arrivée théâtrale et magique la musique instrumentale devient discours et drame. Staier nous a fait ainsi découvrir le paysage varié du classicisme ainsi qu’un continent inconnu du pianoforte.