Il y a une scène à la fin de This is spinal tap où le groupe, plus que jamais au fond du trou après l’échec grotesque de sa période Stonehenge, se retrouve dans l’immense arène vide d’un festival de jazz-rock pour accompagner les interminables solos de guitare de son leader alors en pleine crise de génie maudit. Le résultat s’avérait d’autant plus pitoyable que les ambitions affichées étaient ridiculement grandes, bien au-delà de ce qui était effectivement à la portée du groupe de hard le plus moyen de monde (à savoir : sortir des albums titrés Eat my fist, ce genre de choses). C’est hélas un peu ce que l’on ressent à l’écoute de Dust, disque présenté sur sa pochette comme « atmosphérique et sombre, le chef-d’oeuvre downtempo et rock du producteur légendaire de Cypress Hill ». Ceux qui écrivent cela n’ont manifestement pas appris qu’écraser ses propres disques sous les superlatifs est le meilleur moyen de les tuer. De ridicule. Puisque, en l’occurrence, à peu près tout est faux, ou nettement exagéré, dans cette manchette tonitruante : le disque prend beaucoup trop la pose, jusque dans son packaging naïvement nine-inch-nailsien, pour être véritablement atmosphérique et sombre ; s’il est, dans la forme, plus downtempo et plus rock que les albums de Cypress Hill, il est naturellement loin d’être un chef-d’oeuvre ; enfin, Muggs n’est pas un producteur légendaire, juste un honnête musicien qui signa d’adéquates productions enfumées pour son groupe jusque un peu après le milieu des années 1990, deux compilations d’all-stars honnêtes quoique dispensables (les Dj Muggs presents Soul Assassins) et une collaboration moyenne avec Tricky pour un LP qui n’aura pas laissé un grand souvenir.
Alors que la carrière de nos hispanos à tête de mort fumeurs de chronic commence à sérieusement toussoter, Dj Muggs en profite donc pour assouvir plus avant des velléités de prog-rocker refoulé que les débuts de la carrière de Cypress Hill ne laissaient pas vraiment deviner (encore que l’imagerie classiquement gothique des pochettes du groupe n’a sans doute pas été pour rien dans son étonnant succès auprès des foules metal au début des années 1990). Et, comme souvent lorsqu’un artiste mainstream essaye de retrouver de lui-même le chemin de l’expérimentation (i.e. sans l’aide avisée d’un passeur professionnel comme, par exemple, le Brian Eno de la fin des 70s), ce n’est pas vraiment ça. En effet, pour modeler sa matière « atmosphérique et sombre », Muggs n’est pas allé fureter du côté des usines à dub de Brooklyn Wordsound ou Ozone, productrices depuis plusieurs années d’authentiques blocs de basalte soniques, mais plutôt dans les vrombissements de Stuka du Black Sabbath des débuts. Ce qui, en soi, n’est pas forcément une mauvaise chose, mais pas vraiment nouvelle non plus : dans le rock, voilà presque vingt ans que les branleurs grunge de Seattle ont contribué à donner à la horde d’Ozzie d’improbables lettres de noblesse (on retrouve d’ailleurs ici Greg Dulli des Afghan Whigs) ; et même dans le hip-hop, Ice-T l’avait déjà fait il y a quinze ans sur The Iceberg. Ce n’est pas une mauvaise chose, sauf quand ceci est fait avec un tel sérieux : dès le premier morceau, le plombé I know, on sent qu’on n’est pas là pour rigoler. Plus question de cigarettes qui font rire, ou de pétage de plombs insane in the brain, la lourdeur de la production vous enveloppe immédiatement, paralysant toute velléité de fun.
Ce que vient rapidement confirmer la suite « downtempo et rock » de l’album : en fait de « downtempo et rock » (on aurait pu rêver des arpèges à la Tortoise, ou même simplement une slide paresseuse façon Ry Cooder), Muggs nous repasse surtout les pages du Catalogue des Clichés du Rock Progressif et de la Cold Wave éthérée : voix féminines sépulcrales, nappes de synthétiseur opaques, rythmiques lourdes et lentes, le tout entrecoupé, de temps en temps, par les cris d’enfants qui jouent dans le lointain, tous les trucs-pour-créer-une-ambiance-glaciale-en-moins-de-deux-minutes-satisfaits-ou-remboursés-! sont utilisés ici, hélas sans aucun recul, sans aucun humour. On assiste ainsi à cet étonnant retournement qui voit un producteur de hip-hop US en train d’essayer d’imiter avec application feu le trip-hop UK, cette version constipée et sans saveur… du hip-hop US, précisément. Tout ça pour recréer l’ambiance des disques de Mike Oldfield, s’il avait joué avec Pearl Jam dans les années 1990.
Dans une récente interview au magazine britannique Hip Hop Connection, Muggs s’en prenait sans grande nuance à la nullité, selon lui, du hip-hop britannique. Après avoir entendu à quoi ressemble pour lui un disque « atmosphérique et sombre », on est tenté de le renvoyer sans autre forme de procès à l’écoute du dernier Massive Attack, autrement plus convaincant dans ce même registre. Ou plutôt, tout simplement, à l’évidence crépusculaire et jouissive des premiers Cypress Hill.