Quentin Dupieux a réussi avec son projet musical nommé Mr Oizo (et notamment son premier album Analog worms attack, édité à la fin du siècle dernier sur F-Com) a dynamiser un son fait de craquellements secs, de rythmiques hip-hop bouffies et de symphonies analogiques crépitantes. Tirant son inspiration aussi bien, entre autres, des thèmes musicaux planants de Philip Glass ou des glaires de son Akaï S20, sa musique est souvent au bord du décalage binaire, notamment lorsqu’il fait s’entrechoquer des cadences abstraites et irrégulières, modulées ou malmenées par de multiples chuintements défectueux, alternant entre onctuosité et saleté. Le projet Mr Oizo mérite l’attention tant l’espace sonore de sa musique se décortique en strates successives de textures rythmiques, lignes de basse prédécoupées et tissages mélodiques nébuleux. Ainsi, les bits spasmodiques, les blocages et les appels d’air (bruits blancs dissimulés, grain en forme de kyste musical parasitaire et autres bourdonnements sous-jacents) créent des couches de sons inopinés qui constituent la structure principale de ses morceaux. La base rythmique est souvent concassée, détruite, reconstruite en lambeaux pour redémarrer en biais, générée aussi bien par des crachotements persistants que par des tissages aléatoires (Latex, (E)…). On pense souvent au travail de cut-up de Bryon Gysin et William Burroughs, qui se feraient enculer (au moins pour William Burroughs) par Vangelis et Giorgio Moroder. Les bases rythmiques générées par les crépitations soutenues et les schémas pétés de Oizo semblent être une recette simple dans la réalisation, or en réalité elles exigent une composition raffinée et complexe. Pour son nouvel album, il dévoile son affinité pour les eurythmies décarcassées et les montées de synthétiseurs automates (1S44), mais aussi pour des fractures minimalistes qui pourraient figurer dans la bande son d’un film futuriste sur le breakdance (le projectile Square surf). Contrairement à son prédécesseur, qui figure désormais comme un classique de la musique électronique made in France, Moustache (half a scissor) reste en perpétuelle recherche d’humeurs, superpose les scissions âcres et trafique à l’extrême un son que l’on croyait immuable.
On lit déjà ça et là que l’album de Oizo est vide de sens et constitue une énorme déception (Libération). Disons qu’on a plutôt affaire ici à un casse-brique musical plutôt énigmatique. D’ailleurs, si Moustache n’est effectivement pas loin de l’inaccessible, c’est autant pour sa furie intrinsèque, très éloignée de la période Kirk et autres Ke–ele, où l’animal avait tendance à se répéter, que pour sa manie d’éclater en sections les conventions et autres normes de la mouvance technoïde. Les plages très déstructurées plaquées par Dupieux proposent en quelque sorte un travail musical qui alterne entre cassure et répétition binaire. Dès l’intro (The End), les breakbits se défoncent sur un dancefloor de claps industriels et autres allures d’études rythmiques ou harmoniques (interventions brèves de notes de piano, bruits de cymbales brinquebalantes, fêlures sinusoïdales…), ce qui forge et force le changement même des morceaux, voire la manière dont l’aspect « morceau » est subverti au profit d’une constructions en patterns (le cut-up, omniprésent…), la réappropriation, la violation des normes de la techno. En fonçant tête baissée sur les traitements digitaux et autres signaux sonores en forme de larsens énigmatiques (les contretemps perturbés de Vagiclean 2), l’auteur de L’Homme de fer vrille le cerveau de l’auditeur avec fougue, comme sur Straw anxious où les synthés soutiennent des sonorités dont les directions sont affolées mais maîtrisées. Et quand Oizo se tape des digressions en retournant ses synthétiseurs défoncés aux amphés (Nurse Bob), c’est pour mieux exploser les boucles rythmiques électroniques et ses déchets, élaborés et soudés en collages bruitistes abrasifs chers à Rehberg (période Fennesz / O’Rourke / Rehberg : The Return of Fenn O’Berg, édité sur Mego). Il y a aussi chez Dupieux quelques brèves incursions de pop télécommandée (le troublé Berleef), mais elles ne provoquent pas toujours de prééminence mélodique (beat, mélodie, synthé, bruitage, voix). La continuité du message « mi-homme mi-robot » que Moustache nous transmet est insidieusement débloquée, les idées et autre poussées imaginatives s’enchaînant à la pelle, s’annulant même à force de manière dense (l’énigmatique Scum hotel), dans un jeu incessant de juxtaposition / superposition, mécano digital et / ou analogique en équilibre précaire (Drop urge need elle, superbement mis en exergue au milieu de l’album). Alternants des passages réjouissants (montée de synthé en élévateur, pointes de litanies binaires détruites…) et d’autres plus faibles (certains faux départs ou temps morts, apparitions de chutes de voix, rondelles hachées de blips…), le résultat de ces schémas sonores lorgne souvent vers le caractère si particulier des séances d’improvisation, et interroge sur ce que pourrait donner une telle expérience reconduite en live. C’est ainsi que tout l’album (mis à part Stunt, morceau co-produit par Sébastien Tellier) s’articule autour d’étirements évanescents, associés à des notes laconiques et / ou jouissantes, sautillantes, cinématographiques, psychédéliques, sales, éclatantes. Véritable musique mécanique des objets, Moustache témoigne d’un plaisir à jongler avec les sources sonores (sur Half a scissor, on croit entendre çà et là les fantômes de Herbie Hancock, période Sextant), pointillant le tout sur des dérapages de beats hip-hop nonchalants et joliment défoncés (1$44). En fin d’album, Mr Dupieux s’exerce à une leçon de breakdance électronique défoncée aux amphétamines. Les breaks de Square surf rentrent en effet dans le tas avec fracas, surlignés par des orgasmes sonores inidentifiables, pour être ensuite repoussés par des mini successions de mélopées synthétiques totalement amochées, tantôt précieuses, tantôt grassement fignolées. Précisons également que l’ordre des morceaux, agencé ici par Dj Feadz (qui avait déjà prêté main forte sur Analog…), contribue à semer encore plus de désordre organisé à l’ensemble.
En se penchant de plus près sur la structure même des morceaux, on remarque ainsi une volonté de toucher la matière mi-homme mi-machine (de Kraftwerk à Cronenberg, en passant par Pierre Henry…), provoquant une rare complexité de cuts vocaux inopinés (les bijoux CPU et Nazis, bizarrement effacés sur la version finale…). L’IDM disloquée de Moustache fracasse méchamment les délires technoïdes en roue libre et autre hip-hop façon 4/4. Les nappes synthétiques de l’album semblent être glissées dans des interstices d’enchevêtrement de samples minimalistes, afin de créer de légères évolutions malmenées, étonnamment orchestrées. Le plus punk des rejetons du label F-Com (pas vraiment difficile) plonge aussi vers des inerties maladives (bonus cut en fin d’album), joue avec le mouvement des larsens et autres bégaiements contrefaits, pour se muer en objet, parfois hyper rythmique, métronomiquement bancal ou encore très convulsif (en mode pacemaker qui divague), convergeant vers une catharsis bruitiste. Loin d’être un disque dansant, Moustache possède tout de même une sorte de métissage sonore au grain à la fois brillant et pollué. Les bruits de porte de la fin de Nazis, titre entamé via des voix robotiques (« This is Computer Music, Shoot or Die… « ) et interrompues par des voix d’êtres humains (en mode cut-up, bien sûr), auraient été de parfaits atouts pour clore cet album totalement perturbant.