« Se dresser sur les épaules de géants permet de leur botter les dents plus facilement ». Cette incise digne des Monty Python résume à elle seule l’attitude de Mostly Other People Do The Killing, combo new-yorkais emporté par le contrebassiste Moppa Elliott : les Mostly Other People Do The Killing connaissent leur histoire du jazz sur le bout des doigts, ils la révèrent chaque jour en répétant inlassablement tous ses licks, mais ils ne le montrent jamais mieux que lorsqu’ils s’en moquent. Ce à quoi ils s’emploient crânement tout le long de This is our moosic, troisième de leurs albums studio.
Lassé des contradictions du jazz mainstream actuel, qui se complaît dans un postmodernisme de mauvais aloi (cf. le « néo-bop » de Wynton Marsalis, révérence aveugle et sourde au be-bop des années 40), Moppa Elliott fait un pari ambitieux : assumer l’héritage musical de l’histoire du jazz sans se compromettre. « Plutôt que de créer une musique qui s’insère dans une ‘tradition’ plus ou moins artificielle, ou qui rejette totalement le jazz, j’aimerais créer une musique qui retourne la crise d’identité du jazz contre elle-même, en empilant autant d’associations musicales insensées que possible ; j’aimerais créer une musique qui soit consciente de ses propres incohérences, incongruités et contradictions, et qui s’en satisfasse. Se dresser sur les épaules de géants permet de leur botter les dents plus facilement ».
Le contrebassiste s’entoure à cet effet de musiciens caméléons aussi savants et culottés que lui. Aux cuivres, les volubiles Peter Evans (trompette) et Jon Irabagon (saxophones), dont le phrasé n’est pas moins expressif que virtuose ; à la batterie, l’explosif Kevin Shea, à la dynamique autant punk que jazz. Tous les quatre rendent un hommage impertinent aux courants qui ont traversés l’histoire du jazz, du blues (Effort, patience, diligence) au post-bop (Fagundus), en passant par le dixieland (Two boot jacks), le swing (Biggertown) et le boogaloo (Drainlick). A chaque fois, les formes sont plus esquissées à grands traits qu’établies fermement, de sorte qu’il n’est point besoin de faire oeuvre de déconstruction pour s’en émanciper ; structures, progressions d’accords et gammes traditionnelles ne sont qu’un tremplin grâce auquel les musiciens s’envolent, les cuivres sautant joyeusement de motifs pentatoniques en solos free et la batterie de chabadas confortables en des escapades tourmentées dignes du solo introductif d’Art Taylor aux expérimentations hallucinées du saxophone de John Coltrane (Countdown, Giant steps, 1959).
Non-linéarité, stratification, fragmentation ; la figure tutélaire de Moppa Elliott et de ses comparses, c’est bien sûr Ornette Coleman. Le titre de l’album (référence au This is our music de 1960), sa pochette (parfaite réplique de ce dernier) ne sont que des clins d’œils destinés à orienter l’écoute ; le véritable hommage est musical. Outre son instrumentation (le fameux duo de Don Cherry et d’Ornette Coleman trouve un digne reflet dans celui de Peter Evans et de Jon Irabagon), Mostly Other People Do The Killing emprunte au génial compositeur sa conception radicale du rapport entre structure et liberté (les pièces du combo oscillent sans cesse entre cohésion et chaos), et son goût certain pour une approche non hiérarchique des interventions (les idées musicales volent d’un côté à l’autre sans que l’on sache jamais qui mène la conversation). Cette année, Mostly Other People Do The Killing était nominé par la Jazz Journalists Association au prix du « meilleur petit ensemble ». Autre nominé, et finalement grand gagnant, Ornette Coleman lui-même. La prochaine fois, peut-être…