Au petit-déjeuner, je vous le déconseille. Mais lit-on jamais au saut du lit un texte de Beckett ? Le soir en revanche, je vous le recommande. Vous n’allez certes pas vous endormir dans les instants qui suivent. Au cours d’un dîner cependant, il se peut que vous provoquiez chez certains un sentiment d’angoisse et d’inquiétude particulièrement jubilatoire à observer. Mais pis que lors d’un dîner, dans un ascenseur. Vous devenez claustrophobe dans la seconde qui suit. Votre impression d’enfermement sera décuplée et il n’est pas impossible que vous ne finissiez en larmes ou que vous mourriez d’étouffement. Quel genre de musique est-ce donc ? N’allez pas imaginer une bande originale de films d’horreur ou de suspens. Ce serait beaucoup trop risqué pour le film : on écouterait plus qu’on ne regarderait. Pensez plutôt aux peintures de Mark Rothko ou de Jackson Pollock.
Musique indéterminée pourrait-on dire. On présente Morton Feldman comme un ours solitaire. Sa musique serait celle d’un sphinx, impénétrable, lisse, totalement abstraite. La comparaison avec la peinture s’impose d’ailleurs. Constituée autour de motifs abstraits, l’œuvre ne prend jamais son envol. Steve Reich et Phil Glass ont amplement utilisé ce concept pour « développer » leur « musique répétitive ». For Samuel Beckett pourrait s’y apparenter. Cependant, ce serait prendre l’œuvre au premier degré, ne tenir compte que d’une immobilité persistante, évoluant goutte à goutte. A première vue, le silence qu’elle dégage semble directement venir d’Anton Webern. Grossière erreur s’il en est. D’une part, Feldman appartient à la catégorie des compositeurs qui refusent toute tradition ou héritage. D’autre part, la musique de Webern trouve sa source et sa force dans la notion de contraste et d’extrême. Par ailleurs, Webern n’aurait jamais pu composer une œuvre de près de 55 minutes. Feldman ne se gêne pas pour le faire. Le bourdonnement perpétuel que dégage cette musique est en ce sens unique. Le mouvement incessant, le flux constant de ses compositions est à envisager pour lui-même. Les enchaînements irrationnels nous mènent à mille lieues de tous nos repères, invitant l’auditeur à découvrir de nouvelles sonorités, comme un peintre une nouvelle association de couleurs. Feldman est le musicien de la chute libre en quelque sorte. A rebours de certaines idées reçues, il n’est pas le compositeur du calme et de la tranquillité. Loin de là.
For Samuel Beckett, composé en 1987, est sa dernière œuvre. Faut-il chercher un rapport quelconque entre les deux hommes ? A l’écoute de cette musique, on pense tout de suite au débit monotone de Lucky dans En attendant Godot. On pense à ce qui n’arrive jamais ou si peu. A une poésie du langage, à une abstraction complète de l’écriture, aux confins du sens. Feldman nous invite surtout à envisager l’écriture de Beckett comme une écriture avant tout musicale. Ce continuum est alors porteur de sens. Mais on a appris aussi que le sens était premier chez Beckett. Seraient-ils irréductibles à une quelconque comparaison ? Peut-être, et en définitive, peu importe. Car ce qui transparaît à l’écoute de For Samuel Beckett, c’est l’impuissance pour l’auditeur de percevoir les mutations des événements musicaux. Cette impuissance est peut-être tout simplement celle du sens. A ce titre, l’enregistrement réalisé par Sylvain Cambreling, un routier de la musique contemporaine, n’est pas entièrement satisfaisant. En effet, ce qui devrait étouffer, angoisser, ne procure rien d’autre qu’une certaine lassitude. Comme si Cambreling s’était lui aussi laissé enfermer, capturer. De fait, il ne peut pas restituer toute l’ampleur du drame qui se déroule. Dommage, car l’œuvre mérite amplement de figurer dans les cahiers noirs de notre conscience.