D’où viens-tu, Pablo ?
Pablo Padovani : Mon père est musicien de jazz [le saxophoniste Jean-Marc Padovani, NDR]. Quand il me gardait, enfant, je trainais dans les backstages, les coulisses des concerts auxquels il participait, j’étais tout le temps dans des concerts. Quand j’ai eu sept ans, on est parti vivre à la campagne, dans un petit village nommé Assier, dans le Lot. Là, j’ai fait une école de musique, à Figeac, où j’ai appris à jouer des percussions : du vibraphone, du xylophone, de la batterie. J’ai commencé par jouer dans des groupes d’enfants, parce qu’il y avait un prof très sympa, Thomas Bonnal, qui organisait des tournées avec un groupe de percussions. Ça nous a vraiment appris à être à l’aise sur scène, entre sept et quatorze ans. J’ai commencé un groupe de rock au collège, et à apprendre tout seul à faire de la guitare, pour composer. J’ai aussi eu un groupe au lycée. Après le lycée, on est venus à Paris, parce qu’on voulait faire de la musique, être connus. Depuis le lycée où j’ai fait une option audiovisuel-cinéma, je voulais être réalisateur, donc j’ai fait des études de cinéma à Paris. Adolescent, j’étais fan du groupe Hyperclean, et j’avais rencontré toute la bande d’Hyperclean, Aquaserge, Morning Star… Du coup, quand je suis arrivé à Paris, Hyperclean venait de se séparer, Frédéric, le chanteur, était venu habiter à Paris, et j’ai commencé à faire des clips pour lui, à le faire jouer dans des courts-métrages, et je me suis mis à jouer avec Hyperclean, à la basse. J’avais 18 ans et je trainais avec ces gens qui avaient dix ans de plus que moi, qui m’emmenaient en Angleterre, qui me soutenaient vachement. J’ai beaucoup appris avec eux.
Quand est né le projet Moodoïd ?
En 2010, je suis parti en Suisse faire mon stage de fin d’études, et c’est là que j’ai commencé à écrire mes propres chansons, tout seul dans un endroit que je ne connaissais pas, pendant six mois. Ce sont les chansons qu’on trouvera ensuite sur l’EP « Je suis la montagne ». J’ai découvert Tame Impala et My Bee’s Garden, l’ancien groupe de Melodie Prochet, en Suisse à Lausanne. J’avais lu que c’était inspiré par Robert Wyatt, ce qui n’est pas vraiment le cas, mais j’ai adoré le concert. Plus tard, pendant un concert de mon amie Myra Lee, je fais connaissance avec Kevin Parker et Melodie Prochet. Mélodie me propose, suite à l’écoute de mes morceaux sur Bandcamp, de jouer dans son groupe, en tant que bassiste, la basse n’étant pas mon instrument principal. Je m’entraîne pendant un mois, puis part avec elle en tournée aux Etats-Unis pendant un mois, puis pendant un an un peu partout. C’est ainsi que je rencontre Kevin Parker, à qui je propose de mixer mes morceaux. Là je rentre dans une phase très longue de ma vie, Kevin habitant en Australie et ayant très peu de temps disponible. Pendant presque huit mois, je guette ma boite mail dans l’attente de ses mixs, qu’il m’envoie petit à petit, morceau par morceau. Et à chaque fois, les mixs sont super. Donc je garde patience… Un jour Kevin passe à Paris et on finit de mixer pendant deux jours, on finalise et tout est prêt pour la sortie. Le clip sort le 15 août 2013, je suis en vacances, sans aucune exclu dans aucun magazine… Le 15 août, il n’y a que Moodoïd qui sort un truc, et en revenant de la plage, un jour, je vois qu’il y a eu 10 000 écoutes sur le clip. On était tous hyper surpris et heureux de ce qui se passait… Après tout s’est enchaîné assez vite, les concerts, des articles dans le NME, le Guardian, la couverture du Monde pendant les Transmusicales… Il a vite fallu enchaîner sur l’album.
Comment as-tu composé ces chansons ?
Pour chaque chanson, le processus est différent : j’écris assez naturellement à la guitare, ou je m’enregistre sur un petit magnéto, en marchant dans la rue, en revenant d’une soirée, et après, je fais mes petits collages. La chanson arrive déjà construite, je ne retravaille jamais trop les structures. Pour composer l’album, j’ai loué une petite voiture et suis descendu dans ma maison de campagne à Assier, où j’ai composé tout le disque, pendant une semaine. J’ai décidé de faire tout le disque en partitions. Je me suis inspiré de mon père qui écrit ses partitions avec Logic Pro : tu peux voir la feuille de partitions et écouter les notes en même temps. Comme je sais écrire les rythmes et les notes, j’écris les partitions pour tous les instruments, avec des sons MIDI. De retour à Paris, j’envoie les partitions à tous les musiciens avec qui j’ai travaillé. Après, je me permets de contacter Vincent Segall, de Bumcello, parce que j’apprends qu’il a bien aimé le disque et c’est un musicien que j’apprécie beaucoup. Je contacte Didier Malherbe, parce que Gong est mon groupe préféré. Lui ne joue que des instruments arméniens, et ça m’intéresse beaucoup aussi. Et je contacte Riff Cohen, chanteuse de pop israélienne, qui chante en français des textes assez surréalistes, sur de la musique d’inspiration orientale, que j’aime beaucoup aussi. On enregistre l’album en décembre, en même temps que les Transmusicales de Rennes
Kevin Parker a mixé ton EP « Je suis la montagne », et Nicolas Vernhes a produit ton album. Comment ça s’est passé avec eux ?
Kevin Parker fait vraiment des propositions, il est assez anticonformiste : il va mettre tous les potards à fond sur une batterie, par exemple. En France, on ne prend pas trop de risques, tout est assez lisse, chic, alors que moi j’aime bien les productions un peu crades, avec beaucoup d’informations. J’aime qu’il y ait de la matière et je ne suis pas forcément à la recherche de la clarté. On m’a donc conseillé de contacter Nicolas Vernhes, qui avait travaillé avec des artistes dont je suis fan : Dirty Projectors, Deerhunter, Animal Collective… et qui parle français. Ce qui est assez important pour moi, puisque je ne parle pas très bien anglais. Nicolas est donc venu enregistrer l’album dans le studio d’Entreprise, avec Adrien Palot en assistant. On a créé un vrai rapport d’amitié avec Nicolas. Il est hyper à l’écoute, il n’impose jamais rien, est toujours juste dans ses propositions, et s’adapte aux psychologies des gens avec qui il travaille. Il ne m’a jamais bridé. On a vraiment travaillé main dans la main. Je voulais que le studio soit aussi un lieu de passage, chaque jour un musicien différent venait. On mangeait ici, on se déguisait pendant les prises. Tout le monde avait bien bossé sa partition, et ça a été assez vite à faire. On a réussi à finir tout l’album en trois semaine, puis je suis allé à New-York mixer l’album, et pendant deux semaines, on a beaucoup retravaillé les sons, on a presque re-produit l’album avec ce qu’on avait. Il y a par exemple beaucoup d’instruments orientaux dans le disque, du Saz, du Oud notamment, et j’adore les musiques du monde, mais elles sont souvent enregistrées à la manière du jazz, de la musique acoustique, avec un son très beau et lisse, alors, que moi je les utilise un peu comme des samples, issus de vieux disques des années 60. Du coup on les passait dans des cabines Leslie, pour le salir un peu, que ça devienne plus une sorte de couleur.
Pour la scène, tu as monté un groupe de filles, pour quelles raisons ?
Je voulais absolument jouer avec des filles, de manière assez obstinée. Il y a beaucoup d’obstination dans ce projet. Dès le début je savais exactement quelle palette d’instruments je voulais utiliser, quel son de guitare, quel synthétiseur, j’avais une idée claire de l’identité sonore du projet. Et comme les chansons parlaient d’amour, de sentiments, je ne voulais pas revenir à Paris et rappeler les copains, j’avais envie d’essayer de travailler avec des filles, en me disant que ça allait sans doute apporter quelque chose à la musique. Quand j’étais enfant à la campagne, j’étais le seul garçon dans ma classe, pendant la maternelle et la primaire, on était six, avec cinq filles. Je me suis toujours hyper bien entendu avec les filles. Sans prétention, je me sens à l’aise dans cette position d’être le seul garçon dans un groupe, d’être leur ami. J’ai donc monté un groupe de fille, avec Lucie Droga (claviers), Lucie Antunes (batterie), Clémence Lasme (basse) et la dernière arrivée est Maud Nadal (claviers et guitares, aussi connue pour son projet solo Myra Lee). Elles sont très bonnes musiciennes et il y a vraiment un truc qui se passe entre nous. Elles n’ont presqu’aucun point commun entre elles. Du coup mes rapports avec elles sont très différents, on est très soudés sur scène et en même temps on a vachement d’intimité. En tournée, elles sont incroyables, complètement déjantées, c’est mille fois plus passionnant et excitant qu’avec tous les groupes de mecs avec qui j’ai tourné.
J’entends souvent dans tes chansons une invitation, une adresse à l’auditeur, comme si tu voulais le prendre par main, l’emmener dans ton univers, de manière hypnotique.
Oui, en utilisant des images, en utilisant l’impératif, et pas mal de sous-entendus sexuels, j’aime bien provoquer l’auditeur. Dans la chanson « Les oiseaux », je dis « Mon enfant » alors que je m’adresse à une fille. Il y a un côté gourou, religieux, secte. Le disque a ce thème commun, où je tutoie et m’adresse directement à quelqu’un, où j’engage un dialogue. Mais je crée des personnages, je m’inspire d’une histoire vécue, et je crée des rôles, dans le cadre d’une sorte de conte. C’est ma manière de dire des choses à des personnes qui comptent dans ma vie, même si elles ne le savent pas forcément. La dimension secrète du texte est importante. Je préfère rester vague, mystérieux. J’ai conçu le disque presque comme un livre pour enfants. Je me suis rendu compte que les enfants adoraient le clip de « Je suis la montagne », parce qu’on est déguisés, il y a beaucoup de couleurs. On a fait un concert pour les enfants aux Transmusicales, et ça nous a beaucoup plu, beaucoup marqué. Quand j’écris les paroles, il y a souvent un côté conte, surréaliste, burlesque, aussi, qui se met en place naturellement. Le disque parle de cette planète molle, et du coup, il y a une dimension très naïve. Ensuite, j’ai la volonté de traiter le français pas comme de la poésie. Je n’ai pas envie que ce soit de la poésie, ni que ce soit engagé. J’écris mes mélodies de voix, et ensuite je pose le texte, et je veux que ce soit des métaphores, et que ce soit hyper simple, que ce soient des images : une lune de fromage, un feu bleu…
Des bisous, des câlins, des guilis, la lune comme un fromage… ce sont des images très enfantines aussi.
Ça fait vraiment partie de mon vocabulaire quotidien. Dans ma sensibilité, il y a quelque chose de très naïf. Quand je dois converser avec des anglophones, alors que je parle très mal anglais, je suis obligé d’utiliser un langage très basique, et parfois on obtient une grande sincérité, beaucoup d’honnêteté dans les rapports avec les gens en utilisant dix mots et en faisant cinq signes. Dans « Je suis la montagne », il y a cette volonté de simplicité, d’économie de mot, qui peut être touchant grâce à son minimalisme, et ses mélodies. Il y a une dimension aussi très symbolique, j’aime bien les mystères. J’aime bien le cinéma de Jodorowsky, qu’on peut décrire simplement avec des mots : « un homme avec cinq cent mannequins de Jésus-Christ. ». Pour « Le monde Möö », tout le disque se passe sur cette planète, et c’est comme l’aventure d’un personnage confronté à chaque chanson avec un nouvel élément, un nouveau personnage de ce monde, comme un Candide. C’est donc initiatique. J’aime bien aussi les univers du dessinateur Claude Ponty. Le thème principal du disque est le chemin. Je pense toujours à la forme, de manière presque graphique, visuelle. Le premier EP, c’était quatre chansons et ça devait être une sorte de fusée, de feu d’artifice dans lequel on devait tout montrer, toutes les facettes de Moodoïd. L’album, c’est la fusée qui s’est posée sur une planète, sur un des éléments de Moodoïd, un décor. Après, elle s’envolera vers un autre monde.
De quoi parle la première chanson, « Les garçons ont besoin de magie » ?
Je trouve qu’à Paris, les filles se protègent vachement, sans doute parce qu’elles sont abordées cinq fois par jour par des gens chiants. Du coup, tout le monde manque de fantaisie et de spontanéité : si tu regardes une fille, elle va faire semblant de ne pas te voir. On pourrait penser que c’est une chanson très macho, mais je trouve juste que les gens ne sont pas assez aventureux. J’aime bien la magie, quand les gens adoptent un comportement inattendu, qui va me surprendre. Souvent je fantasme que tout à coup, quelqu’un me dise « Viens on va là-bas », et je le suivrai…
Tu fais des chansons d’amour sur les filles, et en même temps, ton identité visuelle est très queer, avec plein de références au glam rock, à l’ambiguïté sexuelle.
Avec mon groupe de filles et notre maquillage, plein de gens pensent que je suis homosexuel, en effet, et les homosexuels doivent bien m’aimer, de manière générale. Mais moi je suis hyper amoureux des filles. Moodoïd, finalement, représente la part féminine de ma personnalité. J’adore aussi la noise et le rock un peu extrême, dont je joue dans des projets parallèles. Moodoïd est mon projet le plus… apprêté disons. Les personnages qu’on crée sont des sortes de caricatures de nous-mêmes. Sur scène, je vais exagérer, renforcer certains traits de ma personnalité. Avec nos maquillages on peut jouer ces personnages et être assez libérés.
Les influences sont très larges sur l’album, du psychédélisme au rock progressif, en passant par le funk, l’electro. Tu avais envie de cannibaliser les genres musicaux, à la manière des tropicalistes brésiliens ?
J’avais envie que l’album soit un peu différent de l’EP, qui avait été classé neo-psychédélique. Je n’écoute pas tant que ça de musique des années 60. J’écoute de la musique beaucoup plus froide, comme Prince, les Walker Brothers, Mahavishnu Orchestra. Mais aussi les Weather Report, ou des trucs un peu jazz rock. J’ai envie que tout soit toujours possible et je ne veux pas enfermer Moodoïd dans un seul style. Je voudrais pouvoir faire un morceau de musique traditionnelle chinois, ou de jazz des années 80, et que ça reste du Moodoïd. Dans le disque, l’idée est de garder un cœur commun à tout le disque, et de rajouter à chaque fois quelque chose. J’aime bien l’idée d’intégrer des clichés culturels et de brouiller les pistes. Je me suis rendu compte qu’en faisant jouer à un instrument turc des gammes différentes le fera sonner comme un instrument asiatique. Dans les sons choisis, j’ai récupéré plein de vieux racks de synthétiseurs des années 90, et on a souvent mélangé des instruments acoustiques avec des instruments digitaux. Des violoncelles MIDI sont mélangés à de faux violoncelles. J’aime bien mélanger des sonorités un peu plastiques et froides avec des sons naturels et chauds, décontextualiser les sons, les mélanger. Je suis très fier de la présence d’un duduk sur le disque, une petite flûte en bois d’abricotier avec un bec plat, qu’on a très rarement l’occasion d’entendre. J’aime beaucoup Connan Mockasin aussi. Je l’ai découvert quand j’étais en Suisse, en achetant des disques un peu au hasard à la Fnac et j’ai tout de suite reconnu la même palette, les mêmes synthés, les mêmes pédales d’effets, que ceux que je voulais utiliser. C’était la première fois que je me reconnaissais dans le travail d’un artiste.
Il y a une dimension synesthésique dans ta musique, comme si les sons étaient associés à des formes, des couleurs…
Comme je fais les clips aussi, j’attribue des couleurs aux chansons, qu’on retrouve après dans les éclairages pendant les concerts. J’ai une perception assez plastique de la musique, car mon premier métier, c’est l’image Je me sens comme un réalisateur qui fait de la musique. C’est de la musique très produite, très chargée, avec un grand souci du détail et de la matière. On fait quinze versions de « Je suis la montagne » : la chanson est simple, mais elle ne pourrait pas fonctionner avec une autre production, un autre mix…
Enfin, il y a une dimension orientale très forte aussi, avec l’utilisation de mesures composées….
Oui, je voulais rompre avec le systématisme occidental des mesures à quatre temps. J’essaie de créer des structures asymétriques sans qu’on s’en rende compte vraiment. « Bleu est le feu » passe ainsi du 6/4 au 5/4 puis on revient au 4/4. J’ai l’impression que de destructurer et rendre les chansons asymétriques, permet de modeler les mélodies et d’en faire quelque chose d’un peu atypique. A mon avis, c’est l’avenir de la pop, qui est trop rarement utilisé et qui ouvre des possibilités énormes. Ce n’est pas non plus une performance technique, mais plus un jeu. Il faut juste apprendre les structures, mais en soi ce n’est jamais très compliqué, ça reste pop et mélodique, des accords assez simples, des petits gimmicks…