Chère Laetitia : pardonne-moi ma familiarité. Je me permets de te tutoyer, même si on ne se connaît pas. Moi, bien sûr, cela fait des années que j’ai ton nom en tête. Toutes mes cassettes et disques de Stereolab m’accompagnent d’un déménagement à l’autre. Et voilà qu’il y a deux mois, tu es entrée un beau matin dans mon appartement. Glissé dans une enveloppe, il y avait ton disque. Je l’attendais de pied ferme. Surtout ma copine en fait, parce que Stereolab, j’ai toujours pensé que c’était « son » groupe. Alors quand j’ai su que sous ton pseudo piqué à Leibniz, tu allais publier un premier album solo qui reprendrait texto le titre d’une revue trotskiste (une référence à Castoriadis et Lefort, il fallait au moins ça pour la chanteuse de Stereolab !), cela m’a amusé et je me suis dit qu’il n’y avait que toi, Laetitia Sadier, pour pondre des idées pareilles ! Il faut dire qu’avec ton groupe, tu m’avais souvent gratiné de références intellos, à côté desquelles je passais la moitié du temps, mais je crois qu’en un sens, ça me faisait mousser l’ego de vous écouter.
L’année dernière, j’étais devenu complètement dingue d’anciennes chansons de Momus : j’écoutais sans arrêt son Ping pong, fasciné par l’intelligence de ses textes et la drôlerie de sa pop. Je me disais qu’il n’y avait que Stephin Merritt ou Anne Laplantine pour me toucher autant avec cette musique. Et voilà que depuis deux mois, c’est de tes morceaux de pop allongée que je suis devenu accro. Je ne m’en lasse pas : plusieurs fois par semaine, tu t’invites chez moi, tu me parles de tes histoires de coeur jusqu’à pas d’heure (« On n’a qu’un amour / Et encore, si on est chanceux »), je t’écoute, et chaque fois que Graine de beauté passe sur ma platine et que tu chantes : « Dans le creux de ma main / Il y a trois chemins / J’ai pris celui du milieu », ça ne loupe pas, je me sens tout flagada.
Tu dis avoir mis six ans à composer ces morceaux, entourée des gens de Pram, de tes proches, Tim Gane, et bien sûr Mary Hansen. Pourtant, Socialisme ou barbarie est un album incroyablement cohérent et homogène. Homogène mais jamais lisse : il y a tellement d’ambiguïtés dans tes textes faussement bébêtes. Par exemple, pourquoi avoir intitulé ce morceau Enfin seule ? Et pourquoi l’avoir mis en ouverture d’album ? La vie de groupe te pesait-elle un peu ? Peu importe en fait… Et puis bébête n’est pas le mot. Je repense à ce qu’a écrit Jean-Philippe Tessé sur le dernier film des frères Podalydès : « [leur] cinéma tire sa force d’une espèce de littéralité omniprésente, qui fait que chaque corps, chaque discours ou situation semble pris au pied de la lettre, presque aplati ». Je me demande bien s’il n’y a pas de cela dans tes textes. « Avec une boîte en carton / J’ai construit une maison / Et dans ma maison j’ai reçu / Tous les copains du quartier / Avec une boîte en carton / J’ai bricolé un camion / Et avec mon camion / J’ai voyagé dans le monde entier (…) » (Vol de jour).
Mais je dois t’avouer que j’oublie parfois tes paroles et qu’il n’y en a alors plus que pour ta musique, richement instrumentée (sans que ça en ait l’air pour des sessions de chambre) et serpentine à souhait. Comme avec ce virage inattendu à la fin de Cache cache où deux guitares se mettent à tourner sur elles-mêmes autour d’un orgue ondulant certifié sixties. En fait, avec Socialisme ou barbarie, j’ai l’impression que tu as mis entre parenthèses ton faible pour Neu! au profit de ton côté bossa/Bacharach/Muzak. Ta musique n’en est que plus déliée, coulante, avec presque un côté exotica (Vent du sud) qui se marie bizarrement avec des mélodies sucrées (Ode to a keyring). Et même avec une grille d’accords bluesy (Un Secret sans importance) ou un thème folk (Un Express), tu parviens encore à transformer tes morceaux en une bande-son soooo british où tout n’est que After Eight, Twiggy et Mini-Austin, isn’t it ?
Je suis convaincu que Socialisme ou barbarie n’est pas du pocket Stereolab (comme les claviers de l’intro de Witch Hazel pourraient le faire croire) : c’est l’album de Monade. Délicieusement frais et diablement habile. Bien à toi, Laetitia.