De l’équilibre psychologique précaire d’une jeunesse américaine au bout du rouleau surgissait en 1995 Infamous, second album de Mobb Deep, qui gravait en lettres de sang un « only the strong survive » (Survival of the fittest), devenu depuis un adage incontournable que tout album de gangsta-rap qui se respecte se devait alors de sampler. Et puis l’eau a coulé sous le Queensbridge. Mais, passant des caves crasseuses de quelque project aux prestigieux studios new-yorkais, des taudis grillagés aux quartiers résidentiels surveillés, le hip-hop des deux bonhommes (Havoc et Prodigy), a su conserver cette âme sous pression, ce réalisme sinistre qui plane en filigrane tout au long d’une discographie pourtant inégale, cette narration urbaine habillée d’un univers musical sur mesure bâti par le savoir-faire quasi-cinématographique de Havoc. Et si Infamy occupe une place de choix dans l’univers du groupe, s’il ne dément pas l’impeccable ligne artistique qui conduit le gang new-yorkais depuis plus de dix années, il laissera sur leur faim les adeptes des constructions musicales uniques de Havoc, de ces univers sombres, crasseux et dans le même temps soigneusement conçus. Même si, en dépit d’un son qui tendrait par moment vers les facilités cheap des boîtes à rythmes basiques, il conserve cette intention nocive, cette verve insistante qui cherche à nous tirer hors de notre quotidien pour braquer les projecteurs du côté du Queens : « It’s a cold world ».
Havoc, qui signe ici la majorité des titres, réitère son mélange de mélancolies à la fois sombres et envoûtantes, tissant à l’infini des ambiances étrangement minimalistes qui dressent en l’espace de trois notes l’armature d’un univers total (Pray for me, Gats spittin’, Northin’ like home, So long…). De temps à autre, pourtant, en rupture d’avec ces climats tendus, tombent entre nos oreilles quelques beats qui feront le bonheur des dancefloors du monde entier (Bounce…), marquant de fâcheuses césures dans ces atmosphères qui nous aspiraient jadis d’un bout à l’autre des disques de Mobb Deep.
En osmose parfaite avec les paroles qui emplissent les titres d’accrocs linguistiques, de détours et de contours, claque au fond des mesures une armée de grosses caisses désordonnées, retardées par on ne sait quelle hésitation, planant quelques instants dans l’air pour s’écraser aux moments les plus inattendus en autant d’accidents rythmiques. Les caisses claires, doublées ou décalées, les charleys qui naviguent à tâtons entre les temps, et les lourdeurs de ces grosses caisses curieusement retenues qui finissent leur course au fond du temps, évoquant avec rage les travers d’une vie chaotique et violente, rendent quasi-palpables ces turbulences apocalyptiques aux forts relents d’égout.
Et ces secousses rythmiques, à l’extrême limite de la logique musicale, forment un tapis à la fois doux et rêche, un écueil sur lequel les états d’âme résolument sombre des deux Mcs viennent se fracasser, épanchant leur fièvre dans ces explosions précipitées. Et pour le coup, Havoc n’est pas le seul producteur. Produit par Ez-Elpee, le superbement dépouillé Get away, dont le binaire classieux et un rien décalé résonne comme l’essence du hip-hop, figure parmi les perles de cet album. Live soul, qui lâche une mélodie d’orgue trépidante en évoquant immanquablement Dr Dre (évidemment, puisque produite par Scott Storch, la botte secrète du maître, responsable du clavier lancinant du célèbre Still Dre) aura aussi sa place à ce chapitre, aux côtés de l’impeccable There I go again qui enveloppe les deux Mcs de cordes souples et harmonieuses.
En revanche, Infamy pèche parfois par un excès de fioritures dont on se passait aisément sur les opus précédents. Le mélange peu heureux de vocalises au sirop sur Pray for me, le flow étrangement mauvais d’un Prodigy ânonnant bêtement les paroles de Bounce, le manque de souplesse de Clap qui se résume à une mesure bouclée, écornent d’un peu trop près les finesses qui règnent sur le reste du disque.
Fidèle à cet univers unique qui a assis la réputation du groupe, l’album laisse pourtant indécis. Rampe, s’immisce, manque d’exploser et puis se tait. Manque d’unité, en somme. On est assez loin des grandes heures de Mobb Deep. Still hardcore ?