Il existe en néerlandais le terme « kleinkunst » -littéralement « petit art »- qui désigne ce que nous appelons en français la « variété ». Depuis qu’on sait que la petite histoire des comportements et des mentalités est souvent tout aussi signifiante que la grande Histoire des manuels scolaires, approcher Ming et sa musique sans M majuscule comme un curieux exemple de variété contemporaine peut offrir une perspective intéressante. Car c’est de cette singulière ambiguïté qu’est fait l’album Intérieur / extérieur, objet intime dans sa motivation, artisanal dans sa mise en oeuvre mais que l’absence d’aspérités sonores pourrait rendre accessible au plus grand nombre. L’aura que dégage la grande majorité de ses morceaux réside dans la subtile partie de ping-pong qu’ils mettent en branle entre légèreté et profondeur ainsi que dans l’équilibre délicat entre le tapis synthétique et les textes. Dans cette complémentarité de la mélodie et de la parole, du son et du sens, se niche bien la nature fascinante de cette forme de « petit art » qu’on nomme chanson.
Il serait réducteur de trop se focaliser sur les sonorités années 80 émises par les synthés et boites à rythmes de Ming, ou sur l’empreinte indéniable laissée par des groupes comme Kraftwerk, Elli & Jacno ou Polyphonic Size sur le duo bruxellois. Le groupe ne s’enferme jamais dans la béatitude de la kitscherie revivaliste et les ramifications de sa généalogie sont beaucoup plus complexes et profondes. Un poème de Rimbaud écrit en 1872 et chanté par Ferré en 1964, un livre de Joyce publié en 1929, un western métaphysique de Nicholas Ray de 1954, un des premiers films de Fassbinder, tourné en 1969, un morceau de New Order de 1985 se retrouvent convoqués de manière assez spontanée sur ce disque. Heureusement pour l’auditeur, Ming ne transforme pas son disque en curriculum vitae, en démonstration d’érudition ou en manuel de bon goût. Les dix morceaux d’Intérieur / extérieur ont avant tout, par la conjonction des sons et des mots, quelque chose à nous dire sur nous, dans le « présent perpétuel » de nos vies.
Affranchis en matière de rimes et de métrique, ni niais ni désespérés – juste attentifs -, les textes dressent, en plein ou en creux, un état des lieux (un saloon, une cascade, un « grand hôtel déserté », des « immeubles glacés aux angles tranchants / où vivent un paquet de gens « … ) et des sentiments (« Ah que le temps vienne / Où les cœurs s’éprennent ») dans nos sociétés occidentales. A la différence de la plupart des artistes du label Lithium -devenu, qu’on le veuille ou non, une sorte d’étalon de l’écriture musicale francophone-, Nicolas et Frédérique délaissent l’autoportrait pour privilégier les mini-fictions et les allusions poétiques. Comme les peintres de la Renaissance, ils s’incluent dans le tableau mais dans un coin, pas au centre de la composition. Pour poursuivre l’analogie picturale, leurs textes se révèlent aussi fauves -par leur éclat flamboyant et leur lyrisme contenu- qu’impressionnistes -par leur fragmentation de la réalité et la multiplicité des points de vue qu’ils mettent en place. Fragiles et fulgurants (Ne pas laisser le feu s’éteindre), hédonistes et lucides (Une Offensive de réalité – Sentir et analyser), ils peuvent aussi être fermes et résolus comme dans No, no, no où ils nous rappellent que les 14e et 15e lettres de l’alphabet forment la plus courte et tranchante formule de refus aux faux paradis et aux ersatz de bonheur qu’on essaye de nous vendre. Alors que l’individu ne vit plus -tout juste survit-il encore-, il nous reste à croire à « pas grand chose / [à] l’instant [qui] nous lie aux autres / [à] pas grand chose / [à] l’illusion d’un grand corps commun » (Une Certaine beauté urbaine). « Sur un T-Shirt c’est écrit : la naïveté nous fait défaut ».