Peu de gens le savent, mais Roir est le meilleur label du monde. Du moins, pour ceux qui aiment la musique aventureuse, urbaine, sale, rythmée, de l’underground new-yorkais de la fin des années 1970 et du début des années 1980. Les petites cassettes audio de Roir ont chroniqué avec passion les sursauts saturés de bruit blanc (Television, Suicide, Fleshtones, auxquels s’agrégèrent quelques provinciaux (très) énervés -Bad Brains, GG Allin- et un chapelet de sorciers jamaïcains échoués là on ne sait comment – Yellowman, Mad Professor, Big Youth…).
Il n’est donc finalement pas si étonnant de retrouver sous le logo à quatre lettres toujours agrémenté du slogan « Say Roar ! » le muezzin beatnik Mike Ladd, dont on devine que la déjà longue discographie parano-rap doit plus qu’un peu aux expérimentations post-punk des années Mudd Club. Le plus étonnant, en fait, est plutôt de découvrir que Roir continue aujourd’hui de sortir des disques, et même des disques absolument fidèles à sa ligne de près de trente ans.
Ce qu’est Father divine. Car, avec cet album bref comme un 33 tours d’il y a vingt ans (ou une face de C90, pour ceux à qui ça rappelle quelque chose), Mike Ladd a explicitement cherché à retrouver ce son compressé qui était la signature des cassettes Roir, et qui leur donnait leur beauté pauvre et abrasive. Amateurs de beats épurés et de cathédrale en haute-fidélité, passez votre chemin : le son de ces 13 titres (12 + 1 bonus caché) est crade, granuleux, lardé d’oscillations analogiques et, pour autant, à la façon des meilleurs White Stripes ou Jon Spencer, il ne sonne jamais daté ni anachronique.
Le fait que Father divine soit principalement instrumental ne lui donne que plus de puissance, à l’image de Crooner island, sommet du disque qui pendant plus de cinq minutes malaxe dans son creuset de lourds claviers aux réminescences 60’s Blue Note, qu’il entrelarde de beats martelés et de basses dégoulinantes. On retrouve d’ailleurs ces volutes de jazz bâtard sur Awful raw lorsque ses nuées soniques sont soudainement déchirées par un éclair de trompette qui fait passer sur le disque pendant quelques secondes l’ombre du Miles électrique et cocaïné des concerts de 1974-75. Du reste, si on hoche la tête plus d’une fois, emporté par les roulements des breaks emmitouflés de basses, l’atmosphère générale de l’album ne prête guère à la réjouissance (pour ça, comme on le sait, Mike Ladd a ses clinquants Majesticons). Il faut dire que le Father divine évoqué par le titre de son album était une sorte de gourou Noir du Brooklyn des années 1930 aux théories pas vraiment pop (pour le comparer à ses deux concurrents de l’époque, Elijah Muhammad avait rencontré Allah, Father Divine était, plus simplement, Dieu lui-même ; Marcus Garvey développait une idéologie fondée sur la fierté Noire et le rôle reproducteur de la femme, Father Divine prêchait l’ignorance des races et le célibat).
Mais, et c’est probablement mieux comme ça, vous en apprendrez infiniment plus sur cet olibrius étonnant si vous passez 40 minutes à dériver sur la homepage du site son mouvement (l’occasion de découvrir notamment son château de la Belle au Bois Dormant, « Le Mont de la Maison du Seigneur ») plutôt qu’à écouter ce disque. Pour une fois, en effet, Mike Ladd ne sursature ses morceaux de sens et de diatribes, préférant manifestement prendre son pied à jammer dans la boue avec ses invités (High Priest, Gymkhana, Jaleel Bunton…), et à s’essayer à quelques exercices de style réjouissants, auxquels la production uniformément crade façon Roir donne une vraie cohérence ; passent ainsi l’ombre des De La Soul sautillants de la grande époque (Barney’s girl), le Prince des années Vanity 6 (Murder girl), le souvenir des Ciccone Youth en bonus caché, le tout agrémenté de quelques bouffées de dub en direct du fond du garage (Black Rambo) et allongé d’une bonne louche de claviers bouillonnants tout le long du disque (quand ce n’est pas tout le contenu de sa marmite analogique qu’il vous balance dans les oreilles, sur Just in crew) -et vous reprendrez bien un nuage de psychédélisme (Water bomb) ?
Vous l’aurez compris : ce petit espace qu’il vous reste sur votre étagère, à côté du Beauty & the beat d’Edan, c’est pour Father divine qu’il est prévu.