Quelque part, ce serait n’importe où : chez vous, chez moi, en un lieu indéterminé où jouerait ce disque dans le lecteur CD. Ou alors, ce serait l’espace où évoluent les personnages inventés par Pascal Bouaziz, leader de Mendelson, des personnages errants dans un espace sans nom. No man’s land, banlieue, peu importe le nom, il suffit de savoir que ça a lieu quelque part. Quelque part « dans le fleuve de boue près de la voie ferrée » où dans l’appartement, n’importe lequel, indifféremment : « là c’est la table de la cuisine, là c’est la chambre avec le lit. » Mais au quelconque du lieu (une maison de retraite, un parc, une cuisine), au quelconque des vies décrites et vécues (« Je prends la voiture à sept heures du matin, et tous les jours et toute la semaine », « Je l’ai rencontré, j’ai mangé avec sa mère, on a pris le crédit deux semaines après »), la lente énumération des faits rend leur aura à ces lieux et à ces moments oubliés, et le narrateur écrit une véritable histoire des vaincus, sans aucun esprit de revanche. Dérisoire, anecdotique, le quelconque devient éminemment singulier, important, et si la lumière de ces tranches de vie est grise, grisâtre, la voix de Pascal Bouaziz les fait briller, les sort de l’ombre, pour des moments d’éternité gravés dans le métal.
Quelque part, ce serait les limbes, là où vont les enfants morts sans baptême, dont l’unique faute est le péché originel, et dont la peine « ne peut être une peine afflictive, comme celle de l’enfer, mais uniquement une peine privative, telle que l’absence perpétuelle de toute vision de Dieu » (Giorgio Agamben, La Communauté qui vient). Peuple nul et sans but, errant entre deux mondes, il mène une vie tranquille, « une vie tranquille et sans problème », demeurant sans souffrance dans l’abandon divin. « C’est très dommage et puis c’est très banal. » Comme les personnages du livre d’Antoine Volodine Des anges mineurs, les personnages simili autobiographiques de Pascal Bouaziz sont des anges mineurs, d’après le jugement, d’après la faute et la justice.
Les confessions ou monolinguismes de ces personnages indistincts se découpent sur une musique acoustique et organique tout en variations d’intensité, plages monotones et accélérations, grincement et frottement des cordes, du bois, souffles et sobres métaphores musicales, les arrangements n’empiétant jamais sur la narration, en un merveilleux équilibrisme. « Quelque » musique aussi : pas rock, pas jazz, pas folk, inqualifiable, inouïe. L’art de la mesure de Noël Akchoté, à la production, et la retenue des musiciens (Joëlle Léandre à la contrebasse, Emmanuel Bacquet et Daunick Lazro aux saxophones, Charlie O. à l’orgue, le complice des débuts Olivier Féjoz à la contrebasse) forment un canevas virginal de sons sur lequel se peignent les histoires d’un narrateur à la voix terne, mais toute de matière, dense et intense dans son relâchement.
« Cette vie est très belle et très triste », « Il devrait y avoir quelque chose de mieux quand même », « Je ne sais pas comment on fait… » : ces voix résonnent longtemps après leur extinction. On ne dira pas d’elles que peu importe qu’elles soient, que peu importe qu’elles soient entendues. Mais que telles qu’elles sont, justement, il importe qu’elles soient. Et il importe qu’elles soient entendues.