Depuis 1991, trois new-yorkais, John Medeski (piano et synthétiseur), Billy Martin (batterie, percussions) et Chris Wood (contrebasse, basse) inaugurent un jazz mutant dans lequel la reviviscence du funk (proche de celui que pratiquaient Miles Davis dans les années 70 ou Herbie Hancock sur Sextant) sert d’exorde à une expérimentation sonore des plus abouties. C’est que MMW répugnent à intellectualiser le discours jazzistique et privilégient une approche toute sensuelle de l’improvisation. L’expérimentation a, dans leur univers, les allures d’une grande fête à laquelle nous sommes tous conviés. Avec leur dernier -et meilleur- album, The Dropper, le trio démontre avec brio que l’éducation de l’ouïe n’est efficace que pour autant qu’elle s’accomplit dans la jouissance, à commencer par celle du corps.
Billy Martin, disciple de Bob Moses, possède une puissance de frappe redoutable. Cet infatigable cogneur, inspiré par le funk, le hip hop ou la musique afro cubaine, donne naissance à des grooves d’une épaisseur sans pareille. L’impressionnant attirail de percussions dont il dispose (cuica, gongs, mbira, berimbau, etc.) lui permet d’en souligner les temps forts. Sur Note bleu, par exemple, l’adjonction des maracas épaissit à merveille le groove initial et annonce l’acmé rythmique du morceau. Mais il se livre aussi à de subtiles et continuelles variations de tempo. Les rythmes d’un même morceau s’enchaînent alors sans fin et dessinent les plans d’une architecture en constante mutation (Philly cheese blunt, Partido alto). MMW ne cherchent pas toujours à lier explicitement les différentes séquences rythmiques ainsi obtenues. Ils semblent même parfois en exalter l’aspect tranchant et incisif (effacements et réapparitions soudain de la pulsation sur The Drooper, Sun sleigh ou Norah G). Les vélocités rythmiques mises en œuvre dans Fèlic, comparables à celles dont se sert la jungle, témoignent donc d’un certain penchant pour le collage. Mais il s’agit là d’un collage issu de l’improvisation et non d’une quelconque manipulation en studio. Ainsi The Dropper crée-t-il une dynamique sans cesse renouvelée.
C’est à partir d’une assise rythmique protéiforme que Medeski, Wood, ainsi que de prestigieux invités (tels Marc Ribot et Marshall Allen, l’ancien saxophoniste de Sun Ra) orchestrent, de manière on ne peut plus libre, leurs dialogues. Medeski utilise la profondeur de son de l’orgue Hammond pour plaquer ses accords avec rage et mettre en relief le jeu de Martin (Big Time). Son recours à plusieurs claviers à la fois et à l’électronique crée de multiples strates sonores qui confèrent à la musique de MMW son extraordinaire densité. Monkien à ses heures il s’en remet plus volontiers au piano acoustique lorsque l’intimité musicale est de mise. C’est le cas notamment de l’admirable fin de Partido alto, où la légèreté du doigté semble avoir pour dessein d’apaiser les couinements plaintifs de la cuica. Excellent soliste (ouverture de Fèlic), Wood sait concilier volupté du pincement et efficacité des attaques.
Ce qui plaît dans la musique de MMW, c’est la très grande expressivité du recours à l’expérimentation sonore, l’art de doter chaque son d’une vie propre. Ainsi, sur Fèlic assiste-t-on à l’éveil du monde animal qui peuple la jungle : barrissements du saxophone de Marshall Allen, emploi des congas, percussions brésiliennes reproduisant des bruits d’insectes, etc. Les emprunts au free-jazz permettent donc au trio de composer une musique hautement figurative.
Que dire de la pièce magnifique qui clôt le disque ? Mettant un terme aux festivités, Norah G rompt avec la tonalité euphorique de l’album. Medeski ouvre cette complainte en égrenant des notes au phrasé ellingtonien et Martin entame la cadence d’une marche funèbre. Mais piano et batterie s’effacent -pour mieux réapparaître ensuite- devant des cordes (violons, violoncelle) dont les gémissements (obtenus à l’aide de glissandos proches de ceux des quatuors de K. Stockhausen) créent une intensité dramatique allant crescendo. Le jazz puise ici dans le vocabulaire de la musique contemporaine de quoi exprimer une certaine gravité. Celle-ci nous avertit d’ailleurs qu’un drame se noue : celui de devoir cesser le jeu.
Transmettre de manière aussi jubilatoire le simple plaisir de jouer, animer à ce point le matériau sonore auquel il donne naissance, tels sont les ressorts de The Droper. Cette belle œuvre, magnifiée par une production éclatante et volontiers didactique, mène donc imperceptiblement l’auditeur des plaisirs du déhanchement aux délices de l’écoute.