10e anniversaire (de la mort) de la sortie de Slaughtahouse de Masta Ace ! Quatre ans après avoir été un des fers de lance du légendaire Juice Crew de Marley Marl (le premier peloton de rappeurs / producteurs de l’age d’or du rap apocryphe), Ace s’est métamorphosé, le temps d’un album. Il y a bien eu entre-temps le premier solo Take a look around, qui recelait quelques perles comme le fameux Music man. Mais le deuxième opus du maître est unique et inaltérable, essentiel pour l’histoire musicale du rap US. Ace y frappe à coups d’observations sanglantes et de textes cyniques, surtout lorsqu’il incrimine les développements infectés du gangsta ou hardcore rap sous toutes leurs formes. Il glisse sur les genres et « investit » un état des lieux, de manière onirique et cauchemardesque.
Je vois à quel point présentement j’aime la musique. J’aime la musique grâce à des albums comme Slaughtahouse. Allons droit au but : j’ai rêvé que je rêvais, en déplaçant le premier cycle du sommeil. Et j’ai rêvé que je me réveillais de mon second rêve, du rêve rêvé, en me disant : « Ah, c’était un rêve », et je croyais être éveillé. C’est peut-être ça l’existence, un rêve inséré dans un autre rêve : Le Troisième rêve. Souvent, quand j’écoute Slaughtahouse, je pense en filigrane que Masta Ace a fait un album de son rêve rêvé, qu’il a rêvé à l’intérieur d’un cauchemar (situé dans les sphères adjacentes du gangsta et hardcore rap). Et ce rêve rêvé la fait introduire son opus sur une école où l’on apprend aux jeunes collégiens comment devenir un hardcore-rapper. Dans cette école rêvée, des professeurs rêvés éduquent les élèves rêvés à se forger un avenir hardcore rap rêvé, un destin de rappeur hardcore rêvé. « Vous êtes dans la section hardcore rap. Ouvrez vos carnets pour vérifier que vous êtes dans la bonne classe. Leçon numéro un, vous devez dire que vous fumez de gros joints que vous buvez des litres de bières, que vous avez au moins un Uzi ou un A.K 47. Vous devez prétendre que vous avez dégommé un tas de mecs… « . Putain d’intro du second morceau… Et lorsqu’un élève confie tout penaud qu’il ne possède pas d’arme, son prof lui répond qu’il n’a pas besoin de flingue, qu’il doit juste prétendre qu’il en possède un. Il entraîne ensuite sa classe sur une autre leçon du cour, page 47 du livre étudié, où il est surligné que lorsqu’on commence à rimer, « il faut dire qu’on boit des putains de 8 / 6, qu’on fume du crack ou qu’on en vend ». Sur un des premiers morceaux de l’album, brut comme un rouleau compresseur G-Funk (un style particulièrement maltraité sur ce passage, mais qui n’est pas -musicalement- le point central de la galette), l’équipée déroule sa secousse sur une transition rythmique empressée et nerveuse, comme pour prolonger les velléités de rapidité du rappeur ralenti par ses blunts, le flow du Mc se resserre et il place ses mots rauques et tranchants, crachant une auto-flagellation engendrée par un concentré de gangsta shit du songe : « Yo this is MC Negro… Murder Murder, Murder and Kill Kill, Kill… ». Mc Negro… Difficile de faire plus explicite. Demandez donc à Lenny Bruce.
Slaughtahouse est une tragi-comédie, le film satirique d’une communauté ébranlée, qui entretient des désirs d’autodestruction difficilement déchiffrables. Ace est un anti-héros qui refuse de jouer la petite guerre du rap, mais qui refuse également d’être mis sur le banc de touche. Il participe en refusant de se fondre dans le mass-appeal. Lorsqu’il se ballade dans son quartier (toujours dans son rêvé rêvé), il aperçoit un noir au loin, habillé à peu près comme lui, et il se dit que ce noir est peut-être une menace pour lui, et ce noir se dit de son côté que c’est peut être Ace qui constitue une menace pour lui. Pourquoi se regardent-ils ? Ace rêve-t-il éveillé ? Pourquoi veulent-ils se tuer ? Parce qu’il souhaite la mort de son personnage rêvé. Mort aux fake Mc’s, mort à ceux qui se proclament de la rue et s’en servent comme faire-valoir alors qu’ils n’en ont jamais senti la raucité. Mort aussi et surtout à la lie du rap game et à la violence qu’il a engendré. Slaughtahouse est une cassure dans l’histoire du rap, un pavé que très peu ont vu arriver ou atterrir en 1993. La fin de « l’âge d’or » (qui a donc décerné les médailles au fait ?) du hip-hop, coincée entre le gangsta rap et l’explosion de l’ego-trip hardcore porté sur la bestialité et la débauche. Il y a un « avant » et un « après » Slaughtahouse. Incomparable, atypique et unique, cet opus reste à ce jour un ovni qui n’a jamais vraiment trouvé d’endroit pour se poser. Sur la version originale, le remix de Jeep ass nigguh (en ghost track) confirme également combien Ace a une approche très ouverte du son, puisqu’il pose sur une rythmique electro épurée, appuyée par des infrabasses remuantes. 1993 -à contre-courant-, Ace pose déjà les premiers jalons du revival electro-hip-hop qui déborde actuellement.
Lorsqu’il joue son rôle, Ace déploie sa langue sur des breaks qui claquent méchamment, roulés dans la farine par des boucles de guitares étroites, enchantées de souffles gutturaux provenant du coeur de Brooklyn, N.Y.C ou des rues de Compton, L.A. Là où certains flingues servaient à l’époque plus qu’une télévision alliée. Aucun album n’a eu la force ironique de se moquer aussi adroitement d’un genre qui a entraîné tout un pan de la communauté afro-américaine dans le gouffre, tout un pan du rap game dans un tombeau mort-vivant. Ace rêvait à l’époque de pouvoir effacer la capitalisation d’un genre qui commençait à sérieusement à mordre les billets verts à pleine rimes. Tout en laissant un constat amer et fataliste, les points de chute du rappeur rebondissent sur la surenchère de la grossièreté névrotique en carton pâte de nombre de ses collègues. En second plan, le rappeur charge aussi en lumière les non-dits de la conséquence catastrophique qu’a eu le rap sur l’état social des afro-américains. Le rêve de Masta Ace n’est pas loin d’un cauchemar. Le troisième rêve…
La prod de cet opus à l’ironie avant-gardiste n’a pas pris beaucoup de rides. Le deuxième album de Ace n’apparaît jamais comme une curiosité dépassée, et les propos de son orateur rivalisent d’insolence et de maîtrise, autant dans le fond que dans la forme (flow off-beat + on-beat somptueusement nasal et textes découlant de verve contrôlée et d’émotion extravertie). Plusieurs écoutes attentives permettront aux anglophones de probablement partir dans un rêve qui les forcera à gicler les portes de l’esprit, pour mieux intégrer et s’imbiber de l’imagination railleuse de Ace, de son humour noir défiant, inversé, continuellement sous-jacent. Des qualités que possèdent peu d’oeuvres majeures de l’histoire du hip-hop. Ace y met constamment l’auditeur et la cible en déséquilibre, les fait douter. On en a plus si souvent l’habitude. Slaughtahouse est une mort lyrique doublement rêvée. Peut-être parce que la vie est ce troisième rêve concentrique, dont on se réveille quand on meurt. Welcome to the Slaughtahouse, I know it’s frightening…