Il y a fort longtemps qu’on n’avait pas eu le sentiment, à l’écoute d’un disque, d’une telle certitude, d’une évidence aussi énorme et aussi gênante. Ce Mezzanine est une claque monstrueuse, un objet sonore qui scotche aux murs, vous fait faire la toupie au plafond, et ça fait peur. Il peut paraître imbécile de parler d’inversion de la gravitation en traitant de musique, mais c’est pourtant ce qui arrive, rapidement, dès le premier titre, Angel. Cet ange n’a rien de gardien, il a les ailes sales et la guitare mauvaise, il rôde, ruse, à l’affût de nos premières faiblesses, c’en est déjà trop : fait comme un rat, il n’y a plus qu’une solution ; s’envoler très haut, partir en fumée, être réduit à de la poussière d’humain par cette charge brûlante. On est presque heureux, tout de suite derrière, de retrouver le déjà connu Risingson, guère plus rassurant, mais au moins, on sait à quoi s’attendre.
Il faut également se méfier des fausses accalmies, comme avec Teardrop, apparemment tranquillement susurré par Liz Frazer, mais ses doux gazouillis ne parviennent pas à éradiquer les poussées d’angoisse provoquées par un downbeat magistral, trademark de la maison, des accords de piano à envoyer le sieur Sakamoto direct en enfer, au dernier sous-sol.
Gaffe, retour à la guerre ouverte sur Inertia creeps ; sonorités arabisantes viciées par des manipulations perverses, et toujours ces rythmiques hautement addictives, de prime abord léthargiques, mais provenant pourtant des hauts fourneaux, foutant illico la fièvre et dispersant dans les airs les bacilles contagieux.
D’autre part, il se dégage, comme à l’habitude, énormément de nostalgie sourde des morceaux, la nostalgie d’un temps révolu que les trois de Massive nous remettent dans les oreilles, notamment par l’usage de samples directement importés de la new wave et du post-punk : PIL, Cure, Joy Division, les blacks Clasho-dub injustement oubliés de Basement 5 (Island a tout de même réédité, il y quelques années, un CD). Du coup, Mezzanine, déjà largement habité de l’humeur sombre du trio, poisse de toutes parts, dynamite son couvercle de mélancolie ; échappées de guitares franchement hard (Dissolved girl), Beat marteau sub-aquatique (Man next door)…
Black milk ou Group four n’échappent pas, non plus, au désenchantement et à la colère froide, à cette douleur constante dont le collectif bristolien a fait un paramètre vital de sa musique.
Rarement sur un disque aura-t-on perçu des règles aussi établies, aussi strictement suivies, et ce, dans un seul but : pouvoir, au moment voulu, les transgresser, les pervertir, les plonger dans un bain d’acide. C’est qui fait de Mezzanine, un disque fondamental : d’une part, il contient tout ce qui fait l’essence du son Massive Attack, de l’autre il innove violemment, et ouvre de nouvelles voies dont il y a fort à parier qu’elles seront érigées, dans quelques années, au rang de normes.