L’improbable semble bien avoir eu lieu. Sainte Colombe et Marin Marais ont acquis depuis Tous les matins du monde une célébrité auprès du grand public qui dépasse largement un cercle agrandi de mélomanes. On pourra s’interroger encore longtemps sur la force d’impact du cinéma face à celle du disque. Combien de personnes possédaient les deux enregistrements de Jordi Savall effectués chez Astrée en 1976 et 1978 et consacrés aux pièces pour violes des deux compositeurs susnommés ? Comme à son habitude, le cinéma a digéré tout ce qui pouvait le précéder sur le même terrain, c’est-à-dire ici l’ouvrage de Pascal Quignard sur lequel s’est fondé le film, Leçon de musique. Toujours est-il que jamais la musique baroque n’a eu une telle audience, la bande originale du film réalisée par Savall (encore lui) s’étant vendue à des centaines de milliers d’exemplaires. Autant dire que pour le marché du classique (exclusion faite, bien sûr, de toutes les entreprises « variétesques »), il s’agit d’un cas quasi unique.
Bientôt dix ans après, où en est la discographie de Marin Marais ? Pas tellement plus loin, comme si l’ombre de Savall (toujours lui) avait entravé toutes tentatives marquantes. Une exception à ce constat : les deux disques réalisés par Jérôme Hantaï. A peine âgé de 40 ans, il est le seul à s’être véritablement imposé. Il s’agit donc ici de son troisième disque consacré à Marin Marais. Elève du grand Wieland Kujiken, J. Hantaï a suivi jusqu’à présent un parcours musical sans faute, parvenant même à renouveler largement l’image que l’on se faisait de la viole. Que ce soit Savall et Kujiken, combien de fois leur approximation (archet, justesse…) a tué un concert ? Rien de cela avec Hantaï. La transparence de son jeu est proprement confondante. Elle semble loin l’époque des « baroqueux » où l’ »authenticité musicale » s’accommodait d’à-peu-près. On est enfin entré dans le règne de la musique. Fini le temps où seules les questions d’ornements et de diapasons comptaient. J. Hantaï appartient donc à cette nouvelle génération (Olivier Beaumont et Pierre Hantaï pour ne citer que deux clavecinistes) qui s’attache à interpréter avant d’authentifier.
Parlons-en de l’interprétation justement. La clarté, la souplesse, la subtilité font des quatre musiciens réunis ici quatre serviteurs exemplaires. Marin Marais n’a jamais connu autant d’amour. La précision des violistes confine presque à la dévotion. Emportés par l’exceptionnel Pierre Hantaï, les trois violistes jouent à l’unisson. Peut-on parler ici historiquement de musique de chambre au sens classique du terme ? Vaste problème qui n’attend pas de réponse définitive sinon celle que nous donne le disque lui-même : oui. La parfaite homogénéité du discours musical s’accompagne d’une ferveur et d’une chaleur enthousiasmantes. Cette musique ne possède cependant rien de démonstratif. Il faut goûter la discrète mélancolie de la sarabande, le charme délicat du menuet, la simplicité de la petite paysanne de la Suite en ré. Quant à la chaconne de la Suite en sol majeur, elle conclut le disque avec plénitude. Le contentement qui emplit l’auditeur vient alors de ce besoin ineffable de faire repartir le disque pour un tour. Devant l’impossibilité de dire à quel point cette musique inonde de bonheur, empruntons un dernier chemin de traverse. Jankélévitch conclut son essai La Musique et les heures avec le chapitre « Chopin et la nuit ». Gageons que pour la tombée du jour il aurait choisi la musique de Marin Marais pour la satisfaction qui s’en dégage semblable à celle d’une promenade d’une belle fin d’après-midi en automne !