Le cap de l’an 2000, baptisé semble-t-il Millénium par une personne (morale ?) qui fait autorité, est en cours de passage, sans que l’apocalypse qui nous pendait au nez n’ait jugé utile de montrer le bout du sien. Et pourtant, il est bien difficile de se réveiller optimiste et serein sans lutter contre la nausée légitime, que font naître pêle-mêle, au crépuscule d’un siècle effarant, le matérialisme, le conformisme, la bêtise, l’égoïsme, mais avant tout le cynisme d’une époque pas du tout épique, où, en sus des côtes bretonnes de mon enfance, les esprits semblent définitivement mazoutés. A part ça ? Bonne année ! et toi t’as eu quoi comme cadeau ? Moi, eh ben on m’a offert l’album d’un gars qui s’appelle Manuel Hermia et qui joue du sax.
Ce jeune sage s’inspire des dits de Lao-Tseu pour, au travers de L’Esprit du val, aller boire une source de jouvence, seule à même de teinter la colère de quiétude et de transformer la résignation en acceptation. Cet album original, disponible sous peu, figure parmi les excellentes réalisations du label bruxellois Igloo, recommandé globalement. Manuel Hermia joue du saxophone alto dont il use en privilégiant le registre grave de l’instrument à travers une sonorité à la fois ronde et grasse, évoquant souvent le ténor. Il joue également du soprano. Premier prix du conservatoire de Bruxelles, il a déjà figuré dans quantité de formations dans une mouvance plutôt jazz-rock. Erik Vermeulen, pianiste, fait figure à ses côtés de parfait compagnon pour un jazz « mostly modal » inquiet, dans lequel il développe sur des chorus originaux, des phrases qui privilégient la mélodie sur des harmonies souvent complexes, ponctuées d’accords puissants de la main gauche. Le style rappelle bien sûr Mc Coy Tyner et, plus près, Chick Corea. La rythmique de ce quartet est complétée de Sal La Rocca et de l’excellent Bruno Castellucci à la batterie, impeccables et servis par une belle prise de son.
Avec des improvisations très inspirées, pleines de puissance et de poésie, cette formation joue les thèmes de son leader où alternent, sur des rythmiques à quatre temps, envolées rapides (No doubt, You know what ? I’m happy), médium tempo fier et grave (Never again, they said) et ballades (Seeds of wisdom, My lonely angel). Une mention spéciale pour le magnifique Pierrôt the Moon, évocation de la Lonely woman d’Ornette Coleman et du quasi-homonyme de Schoenberg. Seuls deux standards sont là pour rappeler utilement certaines racines aux vertus médicinales, Juju dû à la machine à chefs-d’œuvre, alias Wayne Shorter, dans une version nerveuse, et Afro blue de Coltrane dans un genre un peu furieux à rapprocher du concert à Seattle du compositeur.
De nouveau, l’expression de l’incroyable force qui se dégage d’un ensemble, serviteur d’une musique unitaire, seul espoir de créativité car porteur d’un univers, et de l’art, de l’amour et du voyage comme modes d’emploi pour réussir à s’effacer et à exister ! Merci.