Combien de fois depuis le début des années 2000 avez-vous eu envie de vanter les qualités d’un rappeur à tous vos amis ? De leur faire écouter à tout prix un titre nouveau, en leur disant tout excité « écoute ça » ? De vous enthousiasmer réellement pour un premier album où les invités ne pèseraient pas autant que l’invitant ? De revenir sur plusieurs de ses titres pour en réécouter attentivement les lyrics ? De faire tout ça à la fois ? Qu’on ne se méprenne pas : ceux qui diagnostiquent une crise du hip-hop en 2006 se trompent ; deux choses sont effectivement en crise dans le hip-hop en 2006 : New York, et les albums. Mais si, à l’heure des mixtapes et du téléchargement (dont Lupe Fiasco a failli être la victime, lorsqu’une première version de son album a été divulguée sur le réseau au début de l’année), les albums d’aujourd’hui ont clairement perdu beaucoup de leur pertinence et de leur importance subculturelles, et si, commercialement et artistiquement, NY est vraiment dans un sale état, à Miami, à Atlanta, à Houston, à La Nouvelle Orléans, à Memphis, à Oakland, les singles énergiques et galvanisants se succèdent, et c’est là le vrai signe de la vitalité d’une scène musicale.
Mais ces titres estampillés crunk, screwed & chopped, bounce ou hyphy selon leur provenance et les modes du temps, s’ils satisfont les instincts primaux de l’amateur de musique populaire, laissent frustrés tous les nostalgiques des temps glorieux des Paul’s boutique, Raising hell, The Chronic ou The Low-end theory. Tout ça pour dire que, pour une fois, vous pouvez croire en la hype : Food & liquor de Lupe Fiasco, petit prodige à lunettes made in Chicago, vous fera faire toutes les actions énumérées au début de cet article, et satisfera tous ceux pour qui le hip-hop ne saurait se réduire à son école Me so horny, si développée aujourd’hui.
Car force est de constater que, dans ses textes, dans sa conception générale, dans son imaginaire, cet album tranche avec le tout-venant des albums rap de 2006. Qu’on en juge : le jeune rappeur dédie Food & liquor à sa grand-mère ; le tube du disque est Kick push, l’histoire mignonne d’un jeune skater (à un moment, il rencontre une fille, mais on ne peut pas être deux sur une planche, « ça tombe bien, j’ai la mienne », lui répond-elle, vous voyez le genre ?). Ailleurs, sur Daydreamin’, Lupe Fiasco se moque des clichés bling bling en rajoutant toujours plus de champagne, toujours plus de filles à moitié nues dans la piscine, toujours plus de diamants sur la crosse des flingues, les rimes pétillant de malice (transcendant ainsi un sample un peu trop évident des Lovin’ Spoonful). Et, sur Hurt me soul, il analyse avec lucidité ses propres ambiguïtés, tiraillé entre son respect pour les filles et Too-$hort, « qui le faisait rire ». De façon plus explicite encore, le clip de You gotcha ressuscite carrément toute l’imagerie du Golden Age (radio-cassette, éclairs fluos à la palette graphique, chorégraphies à deux balles). Et ce n’est pas un hasard car, plus qu’aucun autre disque récent, Food & liquor empreinte aux canons aujourd’hui bien oubliés de l’Age d’Or : d’abord parce que c’est un disque de rap -de flow et de rimes. Dans son énonciation, Lupe Fiasco a l’élégance cool des Q-Tip et Rakim, un style, immédiatement reconnaissable à qui l’entend pour la première fois (faites le test) ; et lui aussi a la passion de dire : Musulman Noir, il a des choses à partager, un message à délivrer, et il le fait, tout simplement, avec cette évidence un peu naïve propre à tous les croyants (voir par exemple cette série de photos du livret où les livres des enfants des écoles sont remplacés par des flingues, et les flingues par des livres dans les mains des hustlers). Mais les bons sentiments ne font pas de la bonne musique, chacun le sait, et Lupe Fiasco comme tout le monde : s’il s’est plus ou moins volontairement construit l’image d’un nerd qui ne sort pas, ne boit pas, n’exalte pas le commerce de la cocaïne, il n’a pas oublié d’être un rapper, et donc d’abord et avant tout de faire hocher les têtes. Ce qu’il fait effectivement, avec une jubilation communicative (il faut l’entendre régulièrement décliner son identité dans un éclat de rire -voir par exemple l’intro de son titre sur la compilation de Dan the Automator 2K7). Et seul, sur la plupart des titres, comme au bon vieux temps -d’ailleurs, quand quelqu’un s’invite, fût-il Jaÿ-Z sur Pressure, c’est encore son hôte qui ramasse la mise.
Bien sûr, avec un profil pareil, rehaussé qui plus est d’une même origine chicagoane, la presse aura tôt fait d’aligner Lupe Fiasco sur la même ligne que Common et Kanye West. Sauf qu’il n’a ni le pathos soul un peu mou du premier, ni la grandiloquence roublarde du second. Servi principalement par les nappes classieuses des nouveaux venus Soundtrakk et Prolyfic, qui font mieux que Kanye West (dont l’onctueux The Cool n’est pourtant pas mal) et des Neptunes un peu trop faciles sur You gotcha, Food & liquor est frais -FRESH !, pourrait-on même dire- et hip-hop sans retenue. Suffisamment en tout cas pour faire oublier que, même tronqué de son Outro interminable (douze minutes de shout-outs), cet album connaît quelques baisses de régime dès qu’il dilue un peu trop ses beats dans l’eau tiède (Sunshine, Hurt me soul, American terrorist), même lorsque Lupe Fiasco y donne quelques-unes de ses meilleures rimes (Hurt me soul, cité plus haut) : on le préfère en Rakim, voire en De La Soul, plutôt qu’en PM Dawn. Il ne nous reste plus qu’à espérer qu’il ne soit pas déjà trop tard, et que Lupe Fiasco saura tenir à distance notre époque clinquante et superficielle pour confirmer toutes les promesses de cet impressionnant début. En interview, il évoque souvent le deuxième LP de Nas, It was written, comme son modèle ultime. Puisse-t-il pour son prochain disque nous donner son Illmatic.