Finalement, Lou Reed a mis les années 90 dans sa poche. Tranquillement. Pendant que les analystes se penchaient sur les virages drum’n’bass de Bowie, « Old Rotten Lou » (dixit Maureen Tucker, paraît-il) a enchaîné quelques disques carrément bons, truffés de morceaux indispensables. Recense-t-on beaucoup de chansons de l’acabit de Sword of Damocles, Hello, it’s me ou New York City man en dépouillant les dix dernières années ? Pas si sûr…
Ecstasy s’inscrit dans cette belle lignée. Musicalement, il peut se concevoir comme une suite de Set the twilight reeling : mêmes son, arrangements de cuivres et alternance entre rock sursaturé et ballades. Pourtant, dès la première écoute, on a le sentiment qu’Ecstasy se place un cran au-dessus. D’abord, l’entrée en matière, Paranoia key of E, collera un sourire malin à tous les fans de Reed. Un riff immuable tourne, sans prendre la peine de changer, et Lou Reed parle. On a beau connaître la formule, quand la sauce prend vraiment, toute discussion devient vaine. Ce timbre, cette façon d’étirer les mots, c’est un style, un monde, une civilisation. Une oasis ou un palace, un endroit où l’on entre pour se couper de l’agitation du monde. Le même effet sublime que procure le titre 999 en ouverture de l’album Main offender de Keith Richards.
Reed livre ensuite une série de six chansons parfaites, qu’on a sans doute déjà entendues chez lui, mais qui gagnent ici en saveur. Le titre Ecstasy, étrange bossa nova sans soleil, retournera les plus coriaces des détracteurs. Et que dire de Modern dance, cette ballade façon New York City man, en mieux. Lou Reed chante ce morceau comme personne. Les guitares (l’animal en personne épaulé par Mike Rathke) sont prodigieuses et même Fernando Saunders, bassiste parfois bavard, joue sobrement. Pour le coup, c’est vraiment l’extase, surtout quand les chœurs soul enlacent la fin du morceau. Et le texte… une perfection. Une réflexion mélancolique et drôle, où Reed s’interroge sur son style de vie, se demande s’il ne devrait pas s’installer à Amsterdam, dans le sud de la France ou en Ecosse, « In a kilt in Edinburgh ».
L’ensemble de l’album baigne dans cette étrange atmosphère, entre mélancolie, humour noir et franche colère. Un ton autrement plus tranchant et fascinant que la béatitude affichée de Set the twilight reeling. Sur Mad, Lou Reed se lâche dans une scène de ménage hilarante. Il conseille même à la jeune dame d’appeler les urgences, car il se prépare à lui faire un gros câlin. Au beau milieu de Baton rouge, étonnante tranche de folk, il évoque son divorce : « well iIonce had a car, lost in a divorce. The judge was a woman of course, she said give her the car and the house and your taste or else I set the trial date. » Hum, doux parfum de rancune.
Bien sûr, les fans de Reed le savent, le bonheur ne vient pas sans sacrifice, sans quelques titres douloureux. Ecstasy n’a rien d’un sans-faute. Il est trop long, et l’auditeur doit se fader un Rock minuet assez casse-couilles ou une jam expérimentale baptisée Like a possum qui laisse perplexe. Prudence cependant, amigos. Ces morceaux plus risqués prendront peut-être, avec le temps, une saveur encore inconnue aujourd’hui. Pour l’heure, il en faudrait plus pour bouder son plaisir. Oui, le dernier Lou Reed est bon. Oui, le monde semble un peu moins dégueulasse.