Au sortir de dix années d’activisme hors des terrains de jeux du rap français, Vasquez, Jeap et le producteur Ol’Tenzano -épaulés par quelques featurings de poids- livrent un album qu’on s’attendait à pouvoir ranger entre nos classiques. Au lieu de ça, et en dépit d’une démarcation évidente par rapport au commun des rappeurs, Le Temps d’une vie, loin d’être un mauvais album, possède quelque chose de curieusement inégal.
Ce n’est pas que les flow peinent à convaincre. Bien au contraire, les rimes acérées de Jeap autant que les tonalités doucement chantantes de Vasquez laissent couler sur cet album un flot de mots ininterrompu qui sautille de rimes intelligentes et bien senties en images novatrices, même lorsqu’il s’agit de freestyle, qui tombent assez loin des clichés. Ce n’est pas non plus le discours qui n’est pas à la hauteur. En 18 titres, les deux bonhommes s’attachent à décrire une réalité sombre, à la lumière d’un plume juste et travaillée. Les formules accrochent l’oreille non pour leur aspect grossier ou tape-à-l’œil, mais plutôt pour l’amertume et le calme enragé qui les conduit. Sur L’Etranger, peinture contemporaine d’une immigration à double tranchant, -qui ne va pas sans rappeler les mots d’Ekoué sur Blessé dans mon égo-, Vasquez évoque en une suite d’associations de mots amères, son Portugal natal : « On s’en va/On s’ra bien là-bas/Mais là-bas j’suis qu’un français embourgeoisé/…/Des gosses bossent à 12 ans et marchant sans pompes, puants/Mais c’est pas l’tiers-monde, non…Parce qu’on est blanc ». Conscient et consciencieux, évitant de faire du modèle de la caillera qui vend, un mode de vie (« Une grosse pensée aux lascars courageux/aux mecs discrets qui ferment leur gueule /et qui font mieux »), les textes de cet album ne manquent donc pas de finesses et d’intelligence.
Ce n’est pas non plus que l’album soit étouffé sous des featurings grandioses en forme d’encarts promotionnels. Car en dépit du prestige des intervenants (Ekoué, Casey, Shurik’n, Faf Larage, Akhenaton), les invités savent rester en retrait et poser autre chose que du freestyle gonflé d’ego. L’impeccable Ekoué lâche ainsi ses noirceurs, pendant qu’Akhenaton développe une vision acerbe des relations France-Afrique, sur Douce France incluant quelques samples judicieusement tirés d’un JT de 20h. Et ce n’est pas non plus la musique qu’on clouera au pilori. Car Ol’Tenzano, concepteur musical de la chose, n’a pas fait ici dans la dentelle consensuelle. Skyrock est loin. Audacieux et touche-à-tout, il a quitté les sentiers battus pour éveiller sa clique au son de guitares électriques (un solo sur P’tite esquive dans la cave), autant que de ballades imbibée d’éther (Le Temps d’une vie entière, Sacrifice). Et lorsque qu’il fait pleurer les violons (L’Etranger), leur utilisation fuit les clichés en usant de subtilités rythmiques qui pimentent le fond sonore. Mais pourtant, le choix des samples, si judicieux soit-il, peine à convaincre dans son agencement. On passe de quelques perles comme La Valse des enragés ou le Sacrifice bardées de micro-samples, à des platitudes rythmiques et mélodiques sautillant joyeusement sur des sonorités fades, à l’instar de C’est ça ou rien, lancinant à souhait, voire carrément gonflant. Mais « Si j’te casse les couilles sur l’instru c’est ça ou rien ! ». La clique est claire. Comme ombre au tableau, on citera L’Air du sud, qui se vautre dans un refrain r’n’b sirupeux, un sable mouvant dans lequel s’enlisent des choeurs bêlants et larmoyants, augmentés de vocalises à rallonge qui cherchent leurs notes en cours de route.
Less du Neuf ne fait pas dans le cliché, et au bout du compte il n’y a pas ici grand chose à jeter. Mais en dépit des indéniables qualités sus-citées, il manque quelque chose à cet album. Et si tout est impeccable, titre par titre, c’est peut-être là qu’est la défaillance, dans le manque d’unité, de lien et d’harmonie. Même si dans le fond, Le Temps d’une vie reste un album qui mérite d’être salué, ne serait-ce que pour l’honnêteté de la démarche qui l’a fait naître, et l’indépendance d’esprit des artistes qui l’ont pensé.