« L’ « intérêt » d’aujourd’hui ne connaît que l’ « intéressant ». Et « intéressant » veut dire : ce qui permet à l’objet en question de redevenir indifférent l’instant d’après et d’être remplacé par un autre qui nous concerne tout juste aussi peu que le premier. Aujourd’hui l’on estime souvent honorer beaucoup une chose en la jugeant « intéressante ». En vérité, un pareil jugement abaisse la chose intéressante au niveau des indifférentes et il la repousse parmi celles qui bientôt seront ennuyeuses ». Voilà comment, lors d’une conférence en 1952, le philosophe Martin Heidegger définissait précisément ce que des années plus tard le NME nommerait sommairement « the next big thing », soit, en français, « la nouvelle sensation ».
Tout ça pour dire que Late Of The Pier en est une de « next big thing ». Comme MGMT et Vampire Weekend récemment. Cette année ces quatre anglais réunis depuis 2001 sous la bannière LOTP (ne me demandez pas ce que ça veut dire) ont été buzzés comme pas permis en amont et en aval de la sortie en août de leur premier album, Fantasy black channel. Parce qu’ils sont jeunes (de toute évidence fraîchement majeurs), jolis (« quatre modèles réduits tous plus mignons les uns que les autres », « un vrai groupe pour fans japonaises » a décrété, à raison, Brain Magazine), qu’ils produisent une musique à l’image de leur caractère fou-fou-fou (exubérante, joueuse, pleine de surprises) et parce que voilà contrairement à chez nous, en Angleterre cela fait des décennies qu’on ose signer de gros chèques à des jeunes pas encore sorti des jupes de leurs mères pour qu’ils montrent au monde (par la voie de guitares, basses, batteries) ce qui se passe dans le corps et la tête d’un jeune occidental. Souvent, ce qui se passe, c’est un feu d’artifice. Et on appelle ça la pop ou le rock (c’est selon). Bref, autant vous dire que pour notre beau pays (ironie), cette histoire de « next big thing » est lourde de soupçons. « The next big thing » ? Un gros mot, oui, qui signifie qu’on cherche encore à nous refourguer une bande de morveux prétendument géniaux alors qu’ils ne font en rien avancer le schmilblick, si ce n’est nourrir les caisses de l’industrie. « The next big thing » ? Le nouveau pétard mouillé en somme. Souvenez-vous des Klaxons et de leur soi-disant « nu rave » ?
Alors voilà, on aurait pu s’arrêter là. Rester sur nos a priori cérébraux, fiers et tout excités de tenir une belle baudruche marketing qui justifie le passage à tabac et nous en donner à cœur joie en sortant plumes et goudrons (c’est qu’on est comme tout le monde, on a besoin de se défouler et puis il ne faut pas oublier qu’on est des critiques, par essence frustrés). Parce que en plus, maladroit comme pas deux, le dossier de presse des LOTP nous les vendait comme la relève du « phénomène » 2007 (les Klaxons donc) et qu’il faut bien avouer que la première écoute des 12 titres de ce Fantasy black channel avait de quoi décontenancer. Au départ, tout cela épate, mais reste aussi sur l’estomac, laissant une fâcheuse envie de name-dropper. Qui ? Ne nous faisons pas prier, listons : Queen, Bowie, Muse, Manson, Justice, Daft Punk, Mr. Oizo, Sex Pistols, Beastie Boys et même Ima Robot, un groupe américain qui avait fait sensation fin 2003 avec son premier album éponyme (un disque vraiment chouette qu’on trouve aujourd’hui pour une bouchée de pain dans tous les disquaires de seconde main), on trouve de tout chez LOTP (certains ajoutent même Slad, Gary Numan et Of Montreal à la liste). Ça gicle, fuit et jouit de tous les côtés, carbure à 36 000 idées par secondes. C’est trash cosmique, dark fluo, cheesy tordu. Définitivement barré. Du coup on ne sait pas trop à quoi on a affaire : de la mash up musique comme chez Girl Talk ?
Passé le vertige du premier contact, si on ose se refrotter au disque, au fil des écoutes on découvre que tout s’emboîte et prend forme. On acquiert une vue d’ensemble. On ne voit plus les briques, mais le mur. C’est comme si tous ces emprunts inconscients à la grande mémoire du rock devenaient des programmes, des algorithmes en surchauffe, comme si cette musique s’avérait à l’exact image du web 2.0 : une excroissance monstrueuse zappant à l’infini entre tout et son contraire (cf. notre entretien à ce propos). En clair, les chansons se mettent à apparaître petit à petit ; on ne sait toujours pas par quel côté les prendre, mais elles nous prennent par tous côtés ; elles fracassent toujours le crâne et donnent furieusement envie de se démembrer sur le dancefloor. Donc oui, on ne les écoutera pas en boucle parce que tout ça reste trop plein, démonstratif, orgiaque, mais cette surcharge pondérale, cette élan fourre-tout, pardon du jeu de mots, mais il fourre, nique, ensemence et n’est-ce pas parfois le propre de « l’art » de déborder ainsi sauvagement de formes et de couleurs ?
Qu’on aime ou pas, reste ce bourgeonnement. Le mouvement. On ne tombera donc pas dans le piège de mépriser la musique des LOTP. Parce qu’en plus, faut-il le rappeler, au-delà du déballage théorique, on aime ce foisonnement, maladresses et fulgurances incluses. Elle est jeune, elle fait partie du spectacle et alors ? Elle n’est spectacle. Comme le dit le philosophe Jacques Rancière dont le « mouvement de pensée » a toujours été de prendre « le parti des ignorants, des incultes, des incapables et de tous ceux qui sont décrétés tels » (dixit Libé à l’occasion de la publication de son dernier ouvrage, Le Spectateur émancipé), il faut sortir de la critique facile du spectacle sans tomber dans l’éloge du spectacle parce que « la critique du spectacle est un maillon du spectacle ». « Le problème n’est pas d’opposer la réalité à ses apparences. Il est de construire d’autres réalités ». « Next big thing » par la force des choses, LOTP s’y essaie. The show must go on.