Un vrombissement. Deux vrombissements. Deux fréquences emmêlées, puis trois, puis quatre, un accord funèbre, une monde aural hyperdense, que le compositeur italien Giacinto Scelsi, adepte de la composition par l’improvisation sur le piano autant que des bourdons noirs, aurait peut-être pu accoucher, s’élève des profondeurs. Le décor, les conditions, les musiciens sont exceptionnels; nous sommes dans la cathédrale d’Oslo, une nuit d’été, et Lasse Marhaug, harsh noiser émérite, presque historique (tous projets emmêlés, plus de deux cent références au compteur), a monté ses oscillateurs, ses mixettes en dérivations et ses speakers dans la petite cabine de l’organiste, pour interagir pour de vrai, dans le temps et l’espace, avec les clusters, les interruptions, les involutions sur le clavier de Nils Henrik Asheim, compositeur, performer, improvisateur. Des micros ont été posés un peu partout autour de l’instrument, d’autres tout en bas, tout au bout de l’église, pour mixer, dans vos enceintes, dans votre espace, toute l’expérience, quasi documentaire, de ce qui se passe dans l’immense lieu de pierre, les granulons d’instruments élaboré à sept, huit siècles d’écarts, l’orgue immense et les petite machines de bruit.
On aurait pu s’attendre à un simple parallèle de tessitures, façon Alvin Lucier, dans Crossings, par l’empilement, l’enlacement des fréquences pures d’un générateur électronique et de celles, instables, d’instruments anciens, mais Marhaug et Asheim, audiblement, sont des grands gourmands, des musiciens avides, des voyageurs sans école. Ainsi Grand mutation, enregistré en une nuit seulement, est un grand parcours en cinq étapes, qui foule sans oeillères un immense territoire d’univers et d’expériences musicales emmêlées, étiré entre, disons, Scelsi, Grisey et Messiaen, Charlemagne Palestine (Schlingen-Blängen) et This Heat, la noise music et l’ambient.
L’ouverture, Bordunal, tout en ascensions, enrichit ainsi un matelas de notes instables en grossissant, en exagérant le frottement des ondes, dans les tuyaux de l’orgue, par celui, littéral, d’un marteau piqueur. Plus prosaïque, très posé, presque lumineux, à peine perturbé par quelques reflux électroniques en habillage, sa suite immédiate Phoneuma vivote dans les mediums, autour d’un thème appuyé, d’abord catastrophé, ensuite apaisé, finalement héroïque, sans jamais revenir à la dissonance : c’est, sans hésiter, la pièce maîtresse du disque, et un très beau moment de musique sans âge. Magnaton, clef de voûte, écoute après des rugissements de bruit blancs sauvages, lâchés dans l’immense espace réverbéré, communier avec des assauts terribles de notes hasardeuses. Philomela, ensuite, crevasse immobile, installé dans les basses presque industrielles du vieil instrument, évoque les territoires noirs, infusés de black metal, chéris par Marhaug (écouter au passage le Metal music machine de son groupe Jazkamer, ou le terrifiant Shape of rock to come), véritable replis juvénile en même temps que communion saumâtre passionnante – on aurait payé cher pour assister à sa naissance en contexte. Le grand final, enfin, Clavaeolina, est presque luminescent en comparaison à tout le reste, mêlée de notes apaisées, à peine perturbée de sinus filtrés sautillant à la lisière de la saturation, tapis de bruissements relayés, d’ondes de cloches, quasi liturgique pour de vrai, qui s’achève à l’intérieur des tuyaux hurleurs. Grand mutation est, à plus d’un titre, un moment exceptionnel de musique expérimental, à écouter fort, très très fort.