Chez Lana Del Rey, tout semble tellement fake qu’on peine à croire à la sincérité de la demoiselle dans cette tentative risible de vouloir faire un disque plus abrasif, rauque et électrique que la soupe rétro-romantico-émo pour midinettes de Born to Die. Ultraviolence est le troisième album de la pépée botoxée qui compose et interprète, à grand renforts de guimauve tire-larmes, des hymnes apathiques calibrés pour les chaumières 2.0. Produite par Dan Auerbach des Black Keys, insupportable blues-band ricain vintage, la diva-toc veut nous faire croire »qu’elle en a » : esthétique lynchienne surjouée, usant du décalage entre le côté lisse et superficiel de l’Amérique mythique (voitures chromées, glamour glacé, motels et diner, façon melo camp à la Douglas Sirk) et son revers sombre, malsain, pervers, d’où ce titre et ces lyrics sensiblement plus « trash » (Fucked My Way Up To The Top, oh les gros mots, oh la bad girl). Dans les faits, cela se traduit par la pire des variétoches – poussive, sirupeuse et horripilante : vieux piano mélancolique trip-hop, guitares blues chuintantes, envolées de cordes titanesques, rythmiques vaguement hip-hop pour donner un côté voyou, omniprésence du space-echo réglé avec un feedback de malade histoire de donner du grain à tout ça, et d’être bien dans le coup. Et cette voix, artificielle, qui en fait des tonnes. Un vulgaire produit de consommation planqué sous une authenticité de façade.
On a beau trouver le procédé affligeant, un certain envoûtement opère néanmoins. Cette chose sur-mythifiante et pompière qu’est Ultraviolence procure ce petit plaisir coupable, un brin sado-maso, propre à la variété la plus dégueulasse. Lana Del Rey est une petite sirène en plastique qui voudrait jouer les garces en blouson de cuir, et bizarrement on est à deux doigts de se laisser prendre au piège. Peut-être parce que « comme toutes les imitatrices, elle est mieux que l’original. Elle ne traîne rien derrière elle.« , comme on l’entend chez Jean Eustache.
Les voies du marketing pop commercial, d’Amérique ou de Navarre, sont tellement impénétrables qu’avec son petit goût de McFlurry chimique et hyper-addictif, Lana appelle à être aimée malgré tout le mal qu’on en pense objectivement. Il y a de toute évidence quelque chose de pourri mais de fascinant au royaume de Laurel Canyon. La supercherie atteint un tel degré de transparence qu’elle en deviendrait presque honnête, jouant sur des ressorts de séduction postmoderne au troisième degré pour les gens qui n’en sont pas dupes. Et parvient, en un tour de passe-passe, à faire passer la vulgarité et le cynisme pour de la sophistication et du sentimentalisme.
Notre jolie poupée remâche les mêmes vieilles légendes américaines, Marilyn, James Dean, Lana Turner et les Chevrolet, la Californie du Sud fin sixties-début seventies, mais le résultat sonne creux, donnant l’impression d’assister à la parodie d’une BO de Lynch, interprétée par une godiche lobotomisée. Le problème avec Lana (ou « le Génie », c’est selon), c’est qu’elle transforme cette esthétique surfaite du »glam-onirique-cachant-des-sous-entendus-pervers » en produit de masse marketing dénué de tout mystère. Et se met ainsi presque tout le monde dans la poche : les éternels béotiens de la pop vont l’écouter au premier degré en versant leur larme, et les affreux clercs de la culture vont tomber allègrement dans le panneau de cet auteurisme de pacotille. Mais cette varièt’ est tellement insipide que pour quiconque ayant les oreilles un tant soi peu affûtées, le besoin d’écouter de la « vraie » musique se fera impératif au bout d’un morceau et demi de ce calvaire.
L’ingrédient magique, c’est ce son encombré jusqu’à l’asphyxie d’un « filtre instagram » que l’on retrouve désormais à tous les rayons pop mainstream, de Temples à Metronomy… Un « vintage déréalisé » qui mêle sans vergogne velours et brillance de bijoux spectoriens, et le pire du meilleur trip-hop 90’s : on pense à Beth Gibbons, Goldfrapp, Hope Sandoval, voire à Jay-Jay Johansson sur West Coast, Brooklyn Baby, Shades Of Cool ou Fucked My Way Up To The Top, seule chanson potable de l’album. Mais c’est un massacre façon fête de la musique. Ce n’est rien d’autre que ce genre de disques-clichés d’une époque, bande-son uniforme pour tous les Urban Outfitters du monde, se voulant intemporels mais appartenant plus que jamais à leur triste temps. Voilà une voix artificielle et désincarnée de plus, énième robot qui voudrait parvenir à l’émotion en mettant la gomme façon Bianca Castafiore, le pathos geignard en sus. C’est du Portishead revu et corrigé par Disney, c’est lisse, aseptisé, larmoyant comme pas permis, et, malgré les jolies impuretés qui innervent le disque, les chansons se révèlent d’un ennui mortifère.
En France, l’équivalent de la belle Del Rey pourrait être Arielle Dombasle : elles partagent cette grandiloquence désuète, cette ingénuité de femme fatale sainte-nitouche retouchée, à la différence près qu’il y avait chez Dombasle un soupçon de truculence franchouillarde et rohmérienne, et une forme d’auto-dérision qui la rendait autrement plus sympathique et ô combien plus singulière. A l’inverse, Lana Del Rey est une Barbie froide, amorphe et modelable à souhait. Un monstre flasque que l’on verrait plus sûrement tapie à l’arrière-plan dans un film de David Cronenberg (longue vie à la Nouvelle Chair!) qu’en ersatz de Julee Cruise ou de Chris Isaak dans un film de Lynch, comme on l’a lu partout. Ce pourrait être aussi un personnage de Sofia Coppola, même détachement face au monde et à la vie, même torpeur vautrée dans le luxe du grand Rien, du grand Vide.