Serait-on enclins à faire preuve de clémence envers les popstars les plus icôniques? Le cas Lana en dit néanmoins long sur une certaine fuite en avant (ou en arrière, c’est selon) symptomatique de l’époque, où la rétromania est devenue une arme de séduction massive. Effigie glamour statufiée dans un chromo fifties, proie de tous les fantasmes comme de toutes les attaques (y compris entre nos pages), Lana del Rey attise les passions et polarise le public autant que la critique. À force d’en commenter le décorum, on en oublierait presque que derrière la poupée de cire se cache une voix de braise et de velours qui a de quoi émoustiller.
Avant qu’elle n’emplisse l’espace de son lymphatisme caverneux, Honeymoon s’ouvre sur une orchestration du plus bel effet, ressuscitant en quelques coups d’archets les B.O de Bernard Herrmann, Pino Donaggio ou John Barry. Quelques secondes plus tard, c’est le spectre de Nancy Sinatra qui surgit au milieu d’une peinture d’Ed Ruscha. Cette patine vintage – au demeurant moins roublarde que dans certaines mystifications psyché-pop au goût du jour – est tellement ostentatoire qu’elle en subsume tous les gimmicks. Une fois crevé le cocon protecteur de la showgirl subsiste ce marasme dont elle a fait son fond de commerce, rémanence d’un passé de girl next door camée jusqu’à l’os. « We both know that it’s not fashionable to love me », murmure-t-elle d’emblée comme un aveu de faiblesse. Dans le monde de Lana, par delà celui que Debord déplorait tant, il est moins question de fétichisme rétro que de trouée dans l’espace-temps et de spéculation sur ce qui pourrait advenir ( « Time present and time past / Are both perhaps present in time future / And time future contained in time past », récite-t-elle sur Burnt Norton, empruntant les vers du poète T.S. Eliot). L’innovation ne naîtrait donc plus de l’inédit, mais d’un sentiment de déja vu.
Bardé de références – certes, assez convenues – à l’âge d’or des films de studio et aux frou-frous art deco, Honeymoon est un peu l’équivalent musical du Hollywood Babylon, la Bible camp de Kenneth Anger : une surface rutilante qui masquerait les déboires, la décadence et la perfidie. Tout chez Lana del Rey participe d’une confection extrêmement précise, dont les coutures, les non-dits, resteraient invisibles. À l’image de Frankenstein, cette créature semble avoir été conçue in vitro, en laboratoire: rien chez elle n’existe qui ne soit pas calculé, de son pseudonyme (Lana Turner, dont acte) jusqu’à son ravalage de façade, du moindre de ses accessoires jusqu’à sa poitrine opulente – tout semble obéir à un cahier des charges aussi millimétré que sa choucroute fifties. Rien n’est laissé au hasard, pas même le numéro de téléphone qui figure sur la Chevrolet ornant la pochette, celui d’une hotline sur laquelle Lana Del Rey répond à ses fans. Poussé à un tel degré de sophistication, l’auto-marketing relève presque de l’art conceptuel.
Entre douairière hitchcockienne et mirage lynchien, Del Rey cristallise avec outrance ce fantasme de la vamp esseulée, sillonnant des routes bordées de palmiers au volant d’une décapotable, quand elle ne se languit pas en nuisette dans sa villa de Malibu Beach. Maniériste jusqu’à l’écoeurement, Honeymoon est bien ce sommet de mélodrame suranné qui aurait ravi Douglas Sirk. Lana Del Rey n’y sort de sa léthargie voluptueuse que pour mieux y replonger l’instant d’après, roucoulant ses rengaines slowcore dans un état second.
Ce qui fascine le plus chez la drama queen n’est bien évidemment pas sa capacité à surprendre, mais au contraire à endosser pleinement son rôle de diva envapée, à se draper sans sourciller dans une posture de star « accessible », à se tailler un costume sur mesure qui vient remplir la case manquante d’un imaginaire pop de plus en plus atrophié. Construction artificielle et revendiquée comme telle – pas la moindre parcelle d’authenticité là-dedans, et c’est bien ce qui en fait toute la saveur -, la starlette incarne à grand renfort de mimiques et de postures savamment étudiées ce glamour d’un autre temps, un peu à la manière d’un Chris Isaak atteint de female trouble. Et c’est sans le moindre cynisme qu’elle s’en accapare les poncifs, avec un charisme et une élégance un rien vulgaire qui forcent l’admiration. « Soft as cream » murmure-t-elle à l’envi sur « Salvatore »; on ne lui fait pas dire.
De cette nouvelle chair flaccide, mi-carton-pâte mi-silicone, émerge un chant à la tessiture plus suave qu’une coulée de miel. Incantations lugubres (« The Blackest Day ») ou oraisons funèbres (l’emphatique « Swan Song »), c’est la mort dans l’âme que la Lauren Bacall west coast décime la concurrence, un dahlia noir entre les dents. Même si c’est de Nina Simone qu’elle revendique l’héritage, et dont elle reprend maladroitement « Don’t Let Me Be Misunderstood », le titre en trop de l’album. Hit en puissance, « High by the Beach » est un hymne à la nonchalance californienne et aux effluves de marijuana, lovée dans une production ultra-léchée qui n’a rien à envier aux égéries hip-hop et RnB. Non moins tubesque, « Art Deco » joue à fond la carte de l’hybridation classique/moderne, par le biais d’une production électronique rubis sur l’ongle, rehaussée de cuivres et de cordes. Sur « Terrence Loves You » (décalque postmoderne de « We Only Live Twice ») ou sur « 24 » (morceau refusé pour le générique de Spectre, le prochain James Bond), ce sont les génériques de Saul Bass qu’elle entend revisiter. Quant à « Music to Watch Boys To » ou « Religion », combinant orchestration à la Bacharach, touches surf et trip-hop à la Portishead, ils semblent taillés pour figurer dans la BO d’un Tarantino. Mais c’est avec « Salvatore » qu’elle remporte le trophée du slow le plus langoureux, enrubanné comme une glace à l’italienne.
En dépit de sa perfection formelle, Honeymoon peine pourtant à toucher la corde sensible et finit par procurer un drôle d’engourdissement, pour ne pas dire d’ennui. Peut-être lui manque-t-il seulement un soupçon de stupre et d’aspérité ? Espérons seulement qu’après cette lune de miel en solitaire, Lana l’envapée dévoile enfin son versant Babylon.
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