« Si tu viens de la rue, les gens le sentent, et tu n’as pas besoin de le ressasser ». Mohammed.
Les deux frères du groupe La Caution marchent depuis longtemps sur des territoires digitaux que l’on peine à étiqueter, tout en portant le bitume comme une veste de scène. Posant une galaxie bouleversée qui déploie de nombreux schémas piquants (rythmes syncopés, riffs de guitares cuttés, mélopées numériques, incursions rapologiques brutales…), ces frères originaires de Noisy-le-Sec glorifient aujourd’hui un double album rutilant qui frappe l’auditoire de plein fouet. Les phrasés serpentins de Hi-Tekk et Nikk Furie (qui produit ici tous les morceaux) font aussi bien bouger les dance-floors (Club de gym, Pilote automatique…) que titiller les neurones (Faut-il ?, Peine de Maures…). Emportés par des mélodies à géométrie transitoire, ces deux « hétéro-sapiens » étranglent leur musique avec frénésie et confusion organisée, à l’instar du rap-contact de Player ou Code-barre, ou encore du sublime R&B digithug de Boîte de mac feat. China, truffées de diatribes qui kidnappent les tympans (« J’ai vu deux avions pénétrer des tours, j’ai appris que des corps ont pénétré des fours, je vois que tuer les miens fait péter les bourses et ne rend pas coupables, hébété je cours… « ) et de tartines de vies prophètes (Arcade, Class 87, Tristesse de synthèse, Glamour sur le globe, Dernier train…). Ce double monstre mobile et nerveux lorgne aussi bien vers les boîtes de nuits saupoudrées de paillettes qu’en direction des oreilles des amateurs de rap pur et dur.
Dès l’intro de Peine de Maures (la bombe Player), la nitroglycérine des deux frères pose des kilos d’hystérie, dans les bâtiments de surface (avec les canifs), mais aussi dans les night-clubs où les grasses du bide bougent leurs culs sur le dernier tube du moment. La terminologie est la première arme de cette paire. De fait, verbiage hystérique et neurones nourris à la lexicologie innée semblent composer une matière première volatile pour eux. La réussite de La Caution, c’est avant tout de proposer un univers hors normes, un grand écart vibrant entre hip-hop et musique de club, chansons à thèmes et lyrisme citadin. Plus d’un an de collaboration assidue a permis d’aboutir à ce nouvel objet sonore passionné, qui s’articule autour de thématiques fortes -le sexe, l’obsession, l’addiction, le peuple…- et atteint souvent des sommets d’équilibre harmonique entre les voix et les arrangements (le tube en puissance Je te hais, les fractures ardentes et verbales de Monde libre…), parfois orchestraux (Bancs de poisons), toujours pointilleux (A la césarienne, encore un tube). Leurs retours vers le futur (Comme un sampleur) et leurs compositions en mode kaléidoscope (Glamour sur le globe, Thé à la menthe) engagent même leurs cordes vocales dans les traces d’une pop inattendue… Après leur philanthrope premier album Asphalte hurlante et leur sublime Cadavre exquis (chroniques à relire urgemment si métro de retard) pondu sous l’égide L’Armée Des 12, le duo débarque une fois de plus avec la grosse artillerie.
Les mélopées numériques de La Caution ont quelque chose de cinématographique. Mais c’est aussi grâce à leurs racines (marocaines, urbaines, banlieusardes, morales, éléphantesques…) que les deux frères réussissent à se forger une identité à divers facettes, à plusieurs niveaux de lecture. Mobile et nerveux, tourmenté puis évasif, leur art pulse un souterrain d’énergie salvatrice, des modules à physionomie bicéphale, des décodeurs qui déterrent aussi bien le Cinéma d’Art et d’Essai Français que la silicone des studios hollywoodiens… Au final, on se retrouve avec d’un côté, Arc en ciel pour daltoniens, une galette aérienne et spontanée, distendue, qui distille autant de poisons délicieux derrière des accords pop prestement cordonnés. De l’autre, Peine de Maures, pavé en phase avec son époque, tranchant comme un couteau rouillé (Revolver feat. Les Cautionneurs) et doué de matières grises tentaculaires… De ces deux maelströms de pensées bouillantes émerge un brûlot à la poésie raffinée, à savoir le titre Peine de Maures et ses textes à la phraséologie ahurissante. Sorte de tranche de vie visionnaire, ce condensé de contre-pieds asémantiques déverse un bijou qui virevolte comme un pamphlet sombre mais illuminé, parfois en deuil, parfois en pleine fête des cerveaux. Au bout du compte, ce double ambum résonne comme un puzzle de mots et de pensées à fractions décalquées sur la dure réalité de la vie, mais aussi sur la jouissance de ses excès et de ses joies. Les deux frères « français en free-lance » viennent décrocher bestialement leur titre de terroristes intellectuels, avec en arrière-fond un panorama fauve, fabuleux et comédien. Leur verve polyglotte cultive sans cesse les ulcères symptomatiques du rap pour mieux les défoncer, toujours contre la montre, marchant avec passion sur les pieds de la France. Avec la tête.