Une première phrase se déplie lentement, comme un scolopendre qui sortirait d’un long sommeil. Lorsque un instant plus tard entrent les percussions, l’archet s’échauffe légèrement, quelques volutes, un étirement voluptueux, et le silence est rendu pour une courte pause, aux irisations de la tambura. Quand le violon reprend, nous sommes déjà conquis, enlevés, élevés. Il est temps pour lui d’entamer sa voltige.
Dans un pays aux traditions millénaires, celle du violon, introduit il y a tout juste deux siècles dans la musique carnatique, semble née d’hier. Le degré de perfection auquel l’a portée L. Subramaniam a conservé intact son élan premier, mais sa fraîcheur qui ruisselle de toute part s’est creusée sous ses doigts d’une profondeur sans âge. Voilà pourquoi, sans doute, le musicien sri-lankais est devenu très tôt synonyme de cette tradition : ainsi a-t-on identifié Ravi Shankar au sitar et Chaurasia à la flûte bansuri. La virtuosité ailée qui s’épanouit dans la sérénité : nous voici déjà aux antipodes l’héroïsme attaché, en Occident, aux prouesses instrumentales. Ce sens plein du jeu, ce sourire posé en permanence sur les folies les plus acrobatiques n’appartient qu’à l’Inde, où l’on brille dans la transparence.
Le contraste entre la sonorité mate, le registre souvent grave du violon, et la délicatesse de l’efflorescence ornementale, jaillissant comme d’une source intarissable, profuse, libre, généreuse et pourtant organisée, mise en abyme -ce contraste, enveloppant d’un scintillant clair-obscur, charme, au sens fort : ravit, ensorcelle. Le phrasé très particulier du violon –portando fréquent et micro-intervalles- enveloppe toute note d’une aura instable dans laquelle elle paraît flotter doucement. La mélodie se creuse, il lui pousse des rameaux intérieurs, des fleurs étranges éclosent en son sein. Elle croît ainsi cependant qu’autour d’elle un éclairage sans cesse changeant en modifie l’aspect, reflet de sa métamorphose. L’ornementation, d’une diversité diabolique, déjoue son cours, reporte indéfiniment la chute, disperse l’espoir d’une résolution, d’une symétrie en un feu d’artifice aux rebonds insoupçonnables. Parfois c’est un piétinement, une figure répétée qui crée la surprise dans la surprise. Etonnement encore d’apercevoir un instant qu’après tant d’arabesques, le paysage n’a pas bougé : la même tonique est là, qui nous attend, glisse sous nos pieds vacillants son tapis secourable. Surprise toujours de voir coulisser l’uns sur l’autre des panneaux de rythmes dans un jeu où s’expose et se dérobe une clé, un trousseau entier de parenthèses rousselliennes, d’interférences qui reformulent ce qui s’était livré un instant dans sa simplicité fugace, le temps d’un éclair : un chant dans sa nudité désarmante. Le délire de l’ornementation n’a rien, justement, d’ornemental : sa fonction est peut être de laisser transparaître, en la voilant, cette offrande, d’érotiser la mélodie en donnant le change. La tambura égrenant sa note unique et chatoyante est là pour rappeler l’horizon du désir, parer à la disparition pure et simple de son objet, volatilisé, consumé dans l’approche.
La deuxième pièce (signée Subramaniam) est confiée pour l’essentiel aux quatre percussions carnatiques qui se relaient, dialoguent, et, comme dans le jazz auquel plus d’une fois le violoniste a prêté son concours, se livrent à des échanges de plus en plus serrés, opposant leurs timbres, variant les rythmes et les frappes, brochant sur le motif d’une ronde infernale. Une guimbarde constitue un élément tout à fait singulier de cet ensemble. Elle reprend à la volée les figures du violon, dépouille leur échine rythmique en des embardées où souffle et frappe se fondent en une couleur unique. Ses harmoniques répondent tout à fait à celles de la tambura et prennent place très naturellement dans le concert des percussions.
Douceur et vivacité, exultation et rayonnement, la musique de Subramaniam touche au point où les tensions s’équilibrent, où le désir fait musique anime la forme, la porte à son degré d’incandescence et l’y maintient sans qu’elle se consume, légère, épanouie. Elle appelle : il faut s’y rendre.
L. Subramaniam (violon), T.A.S. Mani (perc. : mridangam), K. Shedar (perc. : tavil), S. Raghavendra Prakash (perc. : ghatam), Yogaraj (guimbarde, perc. : kanjira), Sita (tambura). Live au JN. Tata Auditorium de l’Institut des Sciences de Bangalore