Entre deux mondes, entre deux époques : c’est une musique de la pauvreté que cette « musique du vin de palme » ainsi que l’a joliment nommée l’occident. Avant même le Highlife (dont le nom dit assez l’ambiance insouciante et festive de l’époque coloniale) une forme orchestrale qui naquit dès le début du XXe siècle de la rencontre de la musique de l’occupant anglais, apportant des instruments occidentaux (cuivres, guitares, claviers) et des expressions populaires du Royaume Ashanti au Ghana, existait déjà le Annkadan-mu , associant un chanteur-guitariste à des percussions sommaires -une bouteille fait fonction de clave. L’art de Kwabena Nyama, ancien musicien de highlife découle plutôt de cette pratique primitive.
Sur d’obsédantes tourneries de guitare qui rappellent la kora (il y avait au Ghana un luth spécifique aux Ashanti), la voix légèrement traînante de Kwabena Nyama égrène ses couplets selon un schéma harmonique qui n’est pas sans rappeler la forme du blues. Un petit chœur lui répond parfois ou l’accompagne, tandis que le maigre cliquetis d’une bouteille de bière heurtée d’une fourchette et le bourdonnement grave d’un lamellophone ingénieux (la pempensoa) -une simple caisse de résonance à laquelle sont fixées quelques lames de métal récupérées sur des containers- forment le soubassement rythmique. De ces moyens réduits dont l’ingéniosité est le fruit même de la misère naît une musique prenante, fascinante par la réussite qu’atteint cette greffe d’apports occidentaux divers (les Anglais avaient également importé des Antillais pour faire en 1896 la guerre Ashanti) sur le fonds ancestral Ashanti. Car c’est bien lui que l’on décèle dans ces mélodies -on devrait plutôt dire des mélopées– dont les phrases simples et répétées au profil descendant n’emploient que des intervalles de seconde, de tierce ou de quarte. Leur reprise à plusieurs voix alternées ou en accompagnement, comme le phrasé presque parlé sont un héritage direct, vivant, de la tradition Ashanti. Point n’est besoin de comprendre les paroles en anglais pidgin, frafra ou twi-ashanti pour en saisir le sens. Sur un tempo toujours allant, presque allègre, elles évoquent, comme les blues, la misère, la déréliction et la mort. La voix usée, résignée mais nullement accablée fait face. Regard droit jeté sur la vie dévastée, sur ce qui reste d’un monde pillé, dévasté par le cynisme colonial, la musique du vieux ghanéen retourne ironiquement à nos sociétés prédatrices leurs débris magnifiés, investis d’un espoir que nous mêmes ne connaissons plus. Beaucoup de la beauté fascinante de cette musique tient à ce que devant la réalité brute (« La musique est en train de mourir… les temps changent. Les jeunes regardent la télé, beaucoup de gens boivent. Moi aussi je vais bientôt mourir » dit Kwabena Nyama) il s’agit de chanter, de chanter encore. Car dans le chant réside le salut. Dans le plus grand dénuement, en un dernier pari, un dernier défi : « Aujourd’hui je n’ai rien, je donne au Tout-Puissant pour que plus tard je gagne la richesse. »
Kwabena Nyama (vcl, g), Kofi Poku, Kofi Annor (pempensoa, vcl), Agyemang Duah (bouteill, vcl), Addas Seni (kunku, vcl). 20/03-15/04/2000, à Kumasi et alentours (Ghana).