Combien sont-ils exactement, les indie kids qui ont ouvert un gigantesque time warp au cours de l’été 95, en poussant le volume sonore à fond pour écouter The Diamond sea de Sonic Youth ? Sans le savoir, ils venaient de vivre leur première expérience de drone music. Quinze ans plus tard, pas de doute : c’est l’une des formes musicales majeures de la transition années 00 / années 10.
Une archéologie rapide du phénomène nous mènerait à une flopée de précurseurs secrets, essaimésdans les franges dures de la musique savante (La Monte Young, Eliane Radigue) autant que dans les territoires du krautrock (Tangerine Dream, Can période Tago mago), du shoegaze et du black metal. Les musiques amplifiées n’arrêtent pas d’empiler bourdons sur bourdons avec une obstination qui frise l’autisme : affinité naturelle ? C’est plutôt que la drone music renvoie l’auditeur aux robinsonnades de l’expérience enfantine, mues par le goût du barbouillage et du vacarme. Au fond, il suffit de peu : deux intellos pops qui font les marioles avec la fonction delay de leur tape deck, un compositeur qui se prend les pieds dans ses patterns répétitifs au petit déj’ et qui développe un goût pour le son en aplats, ou tous ces nerds qui découvrent un jour, comme une révélation mystique, qu’on peut obtenir des notes fantômes et des accords irrésolus en superposant des couches de feedback.
Cette propension de la musique actuelle au eargasmic allover – l’expression est de Byron Colley – est plus aiguë encore aujourd’hui, tant le genre s’écartèle naturellement entre Sunn O))) et leurs divers sides-projects, les extrémistes du son électronique hybride (Keith Fullerton Whitman, Oren Ambarchi, Phil Niblock), la vague d’exégètes kosmisch ou ambient (Emeralds, Daniel Lopatin, Gas, Burning Star Core), les conjurés underground des labels Rootstrata et Type ou les mavericks comme Matthew Bower, Neil Campbell et Aidan Baker. La drone music est un univers en expansion rapide, dans lequel il n’y aurait pas encore de déperdition d’énergie. Elle est devenue, aussi, l’un des grigris critiques de cette décennie commençante, quelque chose qui rend compte de l’époque et connecte des sphères habituellement étanches les unes aux autres. Signe que le genre entre peu à peu dans les moeurs de la pop culture. Mais plus que d’assimilation, c’est de parasitage qu’il faudrait parler : en body snatcher glouton qu’il est, le drone mange peu à peu les cercles de la musique pop de l’intérieur, avec une prédilection pour ses périphéries instables et ses hybrides pas encore théorisés.
Koen Holtkamp est l’une des chevilles – actives et secrètes à la fois – de ce parasitage. Après des débuts en duo avec Brendon Anderegg sous le nom Mountains (deux sorties chez Apestaartje, avant le transfert chez Thrill Jockey), dont l’approche puriste, live et frontale a donné lieu à quelques pièces d’une beauté sidérante, Holtkamp a commencé à travailler en solo. Sa méthode reste la même – créer une musique océanique et sans bords, où s’accumulent graduellement des noyaux sonores qui s’enroulent les uns sur les autres – mais le spectre des sources est plus large : guitares, sons électroniques, percussions, instruments acoustiques. Gravity / Bees marque toutefois la fin de la méthode puriste : alors que Mountains a été conçu comme un projet live, où le temps présent dicte sa loi à la musique, la pratique solo de Holtkamp s’autorise quelques libertés avec cette approche quasi improvisée. Si le premier titre (In the absence of gravity please note the position of the sun) a pour amorce une performance live fondée sur un procédé proche des frippertronics, le second titre (Loosely based on bees) est élaboré dans l’air chimiquement pur de la composition à partir d’un field recording apicole (un bourdonnement d’abeilles, filtré jusqu’à ne former qu’un seul accord sur lequel viennent se superposer l’ensemble des autres textures et instruments). Face à la ligne dure du drone (au hasard Aethenor, side-project de Stephen O’Malley dont vient de sortir En form for bla, excellent live), Gravity / Bees est exceptionnellement aimable, en dépit de sa complexité. Il est comme le versant lumineux et matinal d’une musique vouée à la part maudite du son, dont l’ordinaire est plutôt de faire sauter le dernier verrou de ce qui peut rasséréner l’auditeur.
Variations de tonalités, spirales mélodiques en lambeaux qui n’en finissent pas de dérouler leurs micro-phrases les unes après les autres, pulsations multiples superposées sur des échelles de temps différentes : les deux longues pièces qui forment ce disque ont, dans leur dépouillement même, quelque chose de maximaliste, et dire qu’elles sont accueillantes et bienveillantes est un faible mot. Elles témoignent d’un travail d’orfèvrerie où le détail donne à la structure d’ensemble son éclat si singulier : à l’intérieur des cycles d’accords dont le retour périodique rassure, de petits ornements électroniques remontent jusqu’à la surface du morceau par surprise, de petits pops d’électricité explosent à contretemps comme des feux d’artifice. La musique de Holtkamp est un art de la béatitude soft et de l’oubli dans une durée étirée, autant que de l’instant et de l’événement éphémère.
Sur ce point, le premier titre et la métaphore apicole du second en disent long : à force de micro-bruissements et de mouvements infinitésimaux, d’éléments empilés les uns sur les autres selon un schéma réticulaire, quelque chose d’organisé se construit par défi aux lois du temps et de la gravité, une architecture qu’on peut contempler et habiter à la fois, raffinée, éphémère et sans poids. Le drone n’est plus alors le négatif réprouvé de la musique qu’il était d’abord, ce revers de partition vrombissant et noir, pur son mélangé de fureur et de bruit jamais blanc. En creusant cette veine pastorale, on voudrait dire bio tant elles respirent l’air frais des campagnes hollandaises, chacune de ces deux pièces s’achemine lentement vers un finale en mode majeur absolument radieux, éblouissant de splendeur. Gravity / Bees est une déviation douce mais capitale.