Cas particulier que celui de Ketil Bjornstad : pianiste de formation classique, il est surtout connu en Norvège pour son œuvre littéraire (il a publié de nombreux romans et une biographie de Munch qui fait référence). Il y a une dizaine d’années, il retrouvait le chemin des studios et enregistrait chez ECM un album intitulé Water stories où, au carrefour de la grande tradition du jazz nordique et de son propre bagage classique, il créait une musique majestueuse et fascinante qu’allait bientôt transcender la formation du quartet « The Sea ». Avec le violoncelliste américain David Darling et les norvégiens Jon Christensen (batterie) et Terje Rypdal (guitare), il enregistrait en 1995 et 1998 les deux volumes (on espère un troisième un jour) de l’une des plus belles réussites récentes du label de Manfred Eicher. D’une beauté à couper le souffle, leur musique sombre et solennelle conjuguait la perfection rigoureuse d’harmonies inspirées des musiques de la renaissance (Byrd, Gibbons) et la liberté magique de l’improvisation : Terje Rypdal y donna quelques uns des plus beaux solos de sa carrière, Bjornstad s’y imposait comme l’un des musiciens les plus attachants et intrigants de la scène scandinave. Deux autres albums en duo avec David Darling (The River et Epigraphs) prolongèrent le versant le plus apaisé de la musique de « The Sea », dans un registre plus proche cette fois du minimalisme contemporain que du jazz à proprement parler, même si la dimension improvisée n’y était pas absente.
Enregistré sous la houlette de Jan Erik Kongshaug au Rainbow Studio d’Oslo, The Nest propose dix-sept compositions du pianiste inspirées à la fois par une photographie éponyme de Eva-Maria Riegler et par des textes du poète Hart Crane : comme chaque fois, littérature et arts plastiques tiennent une place centrale dans l’univers du pianiste. Si tous les thèmes, à l’écriture extrêmement travaillée, expriment la même solennité grave et austère, si l’interprétation de Bjornstad manifeste toujours une extraordinaire sensibilité (doigté d’une rare subtilité, sens aigu de la nuance, jamais une note en trop : l’héritage classique est évident), le recours à une électronique bas de gamme pousse à plusieurs reprises la musique dans une sorte de climat new-ageux vaguement ridicule, au-delà de la ligne de crête fine et fragile sur laquelle elle se tient dans ses meilleurs moments. Epaulé aux synthétiseurs par Kjetil Bjerkestrand, Bjornstad s’auto-pollue à coups de nappes de claviers cheap et de boucles d’un banal complet, ruinant la tension et la fascination qu’il arrive à imposer ailleurs. Nora Taksdal à l’alto et le très actif Eivind Aarset à la guitare (digne émule de Rypdal, avec des zébrures électriques somptueuses et des fulgurances parfaitement magnifiques) sont impeccables, la voix sensuelle de Anneli Drecker magnifie les textes de Crane : The Nest oscille curieusement entre le quelconque et l’absolu, et ne convainc qu’à moitié.